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travail quotidien[1]. » Qui parle ainsi? Un poète, un artiste qui sait, lui, par expérience ce que valent ces fables avec lesquelles jonglent en public trop volontiers les prestidigitateurs de la parole, et ce qu’il en coûte d’efforts et de travail pour « aller au-devant de l’inspiration.» Ces quelques pages de Dumas sur Auber sont à mon sens le meilleur résumé qu’on puisse lire. Entre cet écrivain et ce musicien, un lien de parenté existe : le théâtre et d’ailleurs tous les arts ne se tiennent-ils pas? Omnes artes cognationc quadam inter se continuantur.


III.

« La perfection des arts, écrit Montesquieu, est de nous présenter les choses telles qu’elles nous fassent le plus de plaisir qu’il est possible. » C’est qu’en définitive le plaisir est au fond de tout ce qui porte en soi à un degré quelconque le caractère du beau. Épicure le mettait dans la vertu, d’autres le mettront dans une fantaisie de Watteau comme dans la Léda du Corrège, dans une symphonie de Beethoven comme dans un opéra d’Auber. Pourquoi les gens vont-ils au spectacle, au concert? pourquoi vous faites-vous jouer un morceau de Chopin ou de Schumann? Allez-vous à l’Opéra comme vous iriez à la Sorbonne, et les émotions que vous procure une audition musicale ont-elles rien de commun avec celles qu’éveille en vous une savante lecture? Je ne le pense pas, et la preuve c’est que, lorsque vous sortez d’une représentation de la Dame blanche ou de Fra Diavolo, vous vous dites : « Cela m’a plu, cela m’a charmé, » et non point : « Cela m’a persuadé, convaincu. » Hegel prétendait qu’il lui était impossible de penser en écoutant de la musique. Ce que la musique a à me dire, elle me le dit par la sensation; si j’ai besoin de tendre les ressorts de mon esprit, adieu le plaisir et la jouissance ! La musique, « art complaisant et câlin, au lieu de s’imposer violemment à notre pensée, se plie à l’état momentané de notre être intérieur, nous enveloppe, nous caresse, nous entraîne et nous sépare peu à peu des soucis et des angoisses de la réalité. » Ainsi dans une de ces pages sur Auber que j’ai citées plus haut, s’exprime Dumas fils, et s’il nous plaît après cela d’interroger une femme, Mme de Staël nous répondra qu’on doit exiger une attention soutenue quand il s’agit d’idées abstraites, mais que les émotions sont involontaires, qu’il ne peut être question dans les jouissances des arts ni de complaisance, ni d’efforts, ni de

  1. Alexandre Dumas fils, Entr’actes, t. II, p. 346.