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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/815

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dans les faubourgs de la ville voisine, parce que la charge de les assister incombe alors à la paroisse. Lord Marnay est d’avis qu’un faible salaire, s’il est régulier, et la facilité de recourir au work-house en cas de chômage, constituent pour l’ouvrier des champs une existence suffisante, et il s’applaudit d’être exempt, à si bon compte, de tout devoir de charité. Comme pendant à cet oppresseur de l’ouvrier des champs, est le grand industriel, tyran de l’ouvrier des villes, dont il épuise les forces et auquel il mesure parcimonieusement le salaire. Ému des plaintes qu’il entend, inquiet de l’agitation redoutable qu’il voit croître autour de lui, Egremont veut se rendre compte de la condition des ouvriers. Il les visite, il les interroge, il vit quelque temps au milieu d’eux. C’est ainsi qu’il rencontre Sybille, la fille de Gérard, l’un des chefs du chartisme, qui a été recueillie et instruite dans un couvent catholique, et il se prend à l’aimer. Sybille commence par repousser l’amour du jeune noble, d’un membre de cette classe qu’elle considère comme l’ennemie de la sienne : elle se laisse toucher par les efforts généreux d’Egremont en faveur de la cause populaire, et elle finit par l’aimer à son tour. Il se découvre que Gérard est le dernier rejeton d’une grande famille : il recueille une fortune considérable, et Egremont épouse Sybille.

On a reproché à M. Disraeli d’avoir reculé devant le dénoûment logique de son livre et d’avoir recouru à une fiction invraisemblable au lieu de faire épouser à son héros la fille d’un simple ouvrier. Bien que l’application rigoureuse du droit de primogéniture ait souvent pour conséquence de faire descendre rapidement aux branches cadettes plusieurs degrés dans l’échelle sociale, et qu’elle amène par contre, à la suite de l’extinction des branches aînées, l’élévation soudaine de gens obscurs, nous ne nous autoriserons pas d’un ouvrage connu, les Romans de la pairie, pour contester l’invraisemblance du moyen par lequel M. Disraeli rapproche Sybille de la condition de son amant. Mais eût-il été plus vraisemblable qu’Egremont jetât à sa famille et au monde au sein duquel il vit le défi d’une mésalliance? Quelle autorité s’attacherait aux critiques et aux conseils d’un enthousiaste capable de céder à l’entraînement d’une passion aveugle? Il ne suffit pas qu’Egremont, représentant des idées de la jeune Angleterre en face d’une aristocratie entichée de sa noblesse et de ses privilèges, ait une âme généreuse et un caractère chevaleresque, il faut qu’il soit aussi le plus sensé et le plus clairvoyant au sein de cette société dont il désapprouve l’égoïsme inintelligent et qu’il veut faire entrer dans une autre voie. M. Disraeli a préféré sauvegarder l’autorité morale de son héros et sacrifier un élément d’intérêt romanesque. Son livre, du reste, pouvait s’en passer : les malheurs de Sybille et son chaste et pur