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la Scapin l’obligèrent bientôt, malgré ses protections, à gagner lestement au pied, et un ami de Luther, Conrad Mudt, le retrouva dans une taverne d’Erfurth, occupé à pérorer devant un auditoire de badauds. Il s’appelait ce jour-là Georgius Faustus Helmitheus Hedebergensis, et il fit à Conrad Mudt l’effet d’un « fripon fieffé. » L’université d’Erfurth fut moins clairvoyante. Elle lui permit d’ouvrir un cours sur Homère. Faust y parlait des héros de l’Iliade et de l’Odyssée comme s’il les connaissait personnellement, ce qui encouragea les étudians à le prier de les leur faire connaître aussi. Il y consentit volontiers, les réunit dans une chambre noire et évoqua en leur présence les principaux personnages d’Homère. Polyphème leur produisit une impression profonde. Il avait une grande barbe rousse, un énorme pieu de fer à la main, deux pieds d’homme lui sortaient de la bouche, et quand il vit toute cette chair fraîche, il ne voulut plus s’en aller; il frappait le sol de son épieu si terriblement que la maison en tremblait, et plusieurs étudians racontèrent qu’ils s’étaient échappés à grand’peine, car il les avait déjà saisis avec les dents.

Pour récompenser l’université de son hospitalité, Faust offrit de lui procurer pour quelques heures, le temps de les copier, les comédies perdues de Plaute et de Térence. Les théologiens d’Erfurth délibérèrent gravement avec les conseillers de ville sur cette proposition, qu’on décida de rejeter, parce qu’il semblait difficile que le diable ne s’en mêlât pas. Quant à mettre en doute que le docteur fût capable de tenir ce qu’il avait offert, les braves gens n’y songèrent point. Au contraire, peines de la pensée qu’un homme aussi distingué (feingelehrt) se livrait à des pratiques compromettantes pour son salut, ils lui députèrent un franciscain chargé de le convertir. Le moine n’oublia pas l’intérêt de son couvent; il engagea Faust à s’y faire dire beaucoup de messes, mais Faust se moqua de la messe, ce qui décida le conseil de ville à le chasser. Une des rues d’Erfurth a gardé son nom en souvenir du jour où il y fit passer une charrette de foin, attelée de deux gros chevaux, dans un endroit à peine assez large pour un piéton.

L’idée que tout était possible au docteur Faust parce qu’il avait le diable à ses ordres était acceptée de la plupart de ses contemporains. Si une chose doit surprendre dans l’histoire de cet habile charlatan, c’est que les autorités ecclésiastiques, si chatouilleuses à l’endroit de la magie, l’aient laissé faire parade impunément de ses recettes surnaturelles et de ses relations avec l’enfer. Lorsqu’on parcourt les annales de la sorcellerie allemande, du XVe au XVIIe siècle, et que l’on voit les exécutions de sorciers des deux sexes et de tout âge (des enfans d’un an!) se multiplier par centaines et par milliers, on en vient à admirer le savoir-faire qui permit à ce personnage bruyant et fanfaron de se tirer sain et sauf, trente ans durant, de toutes les aventures. A Worms et aux environs, quatre-vingt-cinq sorcières sont brûlées en une seule