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et souvent de modifier (tant il a de vivacités qui se refusent à la citation), mais l’éducation ouïes hasards rendront-ils passionnés les hommes nés froids ? Votre éloge des passions est vrai, mais comment pourrez-vous avec votre éducation et vos accidens créer une passion dans celui à qui la nature l’a refusée ? Tachez donc d’inspirer la fureur des femmes à un eunuque, et combien d’hommes que la nature a maltraités ! Les uns manquent de désirs pour une chose, d’autres en manquent pour une autre… A entendre Helvétius, on dirait qu’on n’a qu’à vouloir pour être. Que cela n’est-il vrai[1] ! — Les femmes, dites-vous, devraient concevoir une si haute idée de leur beauté qu’elles crussent n’en devoir faire part qu’aux hommes de talent ou bien aux grands capitaines. — Idée platonique, vision contraire à la nature. Il faut qu’elles couronnent un vieux héros, mais il faut qu’elles s’unissent à un jeune homme. La gloire et le plaisir sont deux choses fort diverses. — L’amour des talens est fondé sur l’amour des plaisirs physiques. — « Laissez là toutes ces subtilités dont un bon esprit ne peut se payer et croyez que, quand Leibniz s’enferme à l’âge de vingt ans et passe trente ans sous sa robe de chambre, enfoncé dans les profondeurs de la géométrie ou perdu dans les ténèbres de la métaphysique, il ne pense non plus à obtenir un poste ou la faveur d’une femme, à remplir d’or un vieux bahut, que s’il touchait à son dernier moment. C’est une machine à réflexion, comme le métier à bas est un métier à ourdissage ; — c’est un être qui se plaît à méditer et qui tente une grande découverte pour se faire un grand nom et éclipser par son éclat celui de ses rivaux, l’unique et le dernier terme de son désir. Vous, c’est la Gaussin, lui, c’est Newton qu’il a sur le nez. — Mais puisqu’il est heureux, dites-vous, il aime les femmes. — Je l’ignore. — Puisqu’il aime les femmes, il emploie le seul moyen qu’il ait de les obtenir. — Si cela est, entrez chez lui, présentez-lui les plus belles femmes, à la condition de renoncer à la solution de ce problème ; il ne le voudra pas. — Il ambitionne les dignités. — Offrez-lui la place du premier ministre, s’il consent de jeter au feu son traité de l’Harmonie préétablie ; il n’en fera rien. — Il est avare, il a la soif de l’or. — Forcez sa porte, entrez dans son cabinet, le pistolet à la main, et dites-lui : Ou ta bourse, ou ta découverte sur le Calcul des fluxions… et il vous livrera la clé de son coffre-fort en souriant… Toutes ces assertions, Helvétius, que prouvent-elles ? Que vous étiez né voluptueux et qu’en circulant dans le monde, vous vous étiez souvent heurté contre des égoïstes et des fripons. Et de ce que je viens de dire, que conclure ? Qu’on n’aime pas toujours la gloire comme la monnaie qui paiera les plaisirs

  1. Tome II, page 293.