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sensuels… Vous n’admettez que des plaisirs et des douleurs physiques ; moi j’en ai éprouvé d’autres. Ceux-ci, vous les ramenez à la sensibilité physique comme cause ; mais je prétends que ce n’est que comme condition éloignée, essentielle et primitive. Je vous contredis, donc j’existe. Fort bien. Mais je vous contredis parce que j’existe. Cela n’est pas, pas plus que : il faut un pistolet pour faire sauter la cervelle ; donc je fais sauter la cervelle parce que j’ai un pistolet[1]. »

Voilà un exemple de cette discussion vive, personnelle, serrée. Ajoutez-y la mimique du grand artiste, ses gestes, la physionomie parlante de l’œil, des bras, de tout le corps, les inflexions de voix, vous avez la scène tout entière devant votre imagination. Je pourrais citer cent pages de ce ton à la fois enthousiaste et familier, qui devait faire tant d’effet dans les improvisations d’autrefois, puisqu’à l’heure qu’il est, privées du commentaire animé de l’homme même et du personnage multiple qu’il jouait à ravir, elles sont loin d’être refroidies et gardent encore quelque chose de la chaleur d’âme et du mouvement de la conversation, réelle ou supposée, où elles ont pris naissance.

Diderot s’aperçoit bien qu’un sensualiste comme lui, et même un matérialiste comme il l’est souvent, devrait conclure avec Helvétius que, si l’homme n’est rien qu’un animal, la douleur et le plaisir physique, qui sont tout pour l’animal, doivent être aussi le tout de l’homme. Mais il faut voir quels efforts il fait pour échapper aux prises de la logique et se soustraire aux conséquences qui blessent chez lui un certain sens, je ne dirai pas moral, mais esthétique. — On confond toujours les conditions et les causes, on a tort, selon lui. Sans doute, l’organisation physique est la première condition pour sentir et pour agir. C’est la condition première de la sensibilité, mais s’ensuit-il qu’elle soit la cause de nos actions les plus lointaines ou le principe immédiat de nos sentimens les plus nobles et les plus délicats ? Pas le moins du monde. De ce que nous sommes organisés, s’ensuit-il que l’ambition, le désir de la gloire, la passion de la science ne soient que des moyens pour atteindre le plaisir physique ? Quelle plaisanterie ! — Sentir, d’ailleurs, n’a-t-il qu’une seule acception ? Et même dans l’ordre d’idées où se complaît Helvétius, n’y a-t-il vraiment que du plaisir physique à aimer une belle femme ? N’y a-t-il que de la peine physique à la perdre ou par la mort ou par l’inconstance ? La distinction du physique et du moral n’est-elle pas aussi solide que celle d’animal qui sent et d’animal qui raisonne ? — Il faut bien toujours en revenir là : distinguer le physique et le moral, qu’Helvétius

  1. Pages 310, 311, 312, etc.