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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/130

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verrais pas de grands inconvéniens. Mais plusieurs de nos contemporains vont plus loin et réduisent à deux ou trois années cet enseignement du latin et du grec. Diderot, plus radical, va plus loin encore ; il n’accorde qu’une année. — Que veut-il, mon Dieu ! que l’on fasse de cette misérable année accordée in extremis à l’agonie de l’enseignement littéraire ? Est-ce dans de pareilles conditions qu’il aurait pu se mettre en état d’étudier les anciens qu’il admire, j’en ai peur, avec quelque affectation ? Ce Sénèque, par exemple, avec qui il a passé les dernières années de sa vie, par une sorte d’affinité de talent sans doute (car il est lui-même un Sénèque verbeux) ; ou bien cet Homère, dont il dit « que, pendant plusieurs années de suite, il a été aussi religieux à le lire avant de se coucher que l’est un bon prêtre à réciter son bréviaire ? » Mais Diderot est sans doute de ceux qui sont persuadés qu’on saura d’autant mieux le latin et le grec qu’on aura mis moins de temps à les apprendre. — Quant à conserver ad honorem les langues et les littératures anciennes pour couronner la dernière année d’études, c’est une libéralité dérisoire. Un an est suffisant pour comprendre à peu près le latin de Molière : c’est insuffisant pour lire les Pandectes. Et quant à goûter une phrase de Tacite ou un vers de Virgile, c’est une plaisanterie que de croire cela possible. Alors à quoi bon ? Que le sacrifice soit complet, cela vaudra mieux pour tout le monde et pour le bon sens.

L’utopiste utilitaire, voilà sous quel aspect Diderot s’offre à nous dans sa pédagogie. Si maintenant nous en recherchons l’inspiration politique et sociale, le Plan de cette université nous apparaîtra comme un modèle achevé du Culturkampf que Diderot a inventé, sauf le nom, pour le service et la plus grande gloire de l’impératrice Catherine. De cette tendance moderne, fortement caractérisée dans tout ce projet, nous distinguons deux symptômes infaillibles, la haine du prêtre et l’idolâtrie de l’état. C’est bien le combat moderne pour la civilisation, la théorie fameuse du pouvoir centralisé, initiateur du progrès par un despotisme intelligent et par la subordination des églises établies. Et, remarquons-le bien, il ne s’agit pas ici seulement, quand Diderot se livre à ses fureurs irréligieuses, de ce clergé français du XVIIIe siècle, plus ou moins amolli et corrompu par une longue prospérité, déshabitué, sauf de belles exceptions, des fortes doctrines et des mœurs sévères, et qui avait besoin d’entrer dans la fournaise de la révolution pour en sortir purifié et régénéré. — Ce que Diderot poursuit, c’est le nom même, c’est la profession, c’est l’institution ; ce qu’il flétrit, c’est le mensonge et la superstition, incarnés, à ses yeux, dans le prêtre. Une des raisons qui le décident à placer les mathématiques à la base de son plan d’études, c’est qu’il espère que la géométrie tuera la