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convaincre. De l’aveu de tous, M. Disraeli s’est montré un admirable chef de parti. Les allures despotiques, la hauteur dédaigneuse et l’intolérance qu’il avait si souvent reprochées à sir Robert Peel lui avaient fait connaître les écueils à éviter. Jamais on n’a vu chef parlementaire faire preuve de plus de courtoisie et d’affabilité dans ses rapports avec ses partisans, se montrer plus disposé à accueillir ou à discuter leurs observations, plus attentif à enlever par des égards affectueux toute amertume à un dissentiment. Deux rares et précieuses qualités ont surtout concilié à M. Disraeli l’attachement de son parti. La première, que ses adversaires eux-mêmes n’hésitent pas à lui reconnaître, est une extrême fidélité envers ses amis. Chef de l’opposition, qu’un de ses partisans, par inexpérience ou par entraînement, se mît dans un mauvais pas, M. Disraeli n’a jamais hésité, même au risque de se créer des embarras, à lui venir en aide, à le soutenir et à lui ménager une retraite honorable. Chef du gouvernement, on ne l’a jamais vu, même pour se soustraire aux plus sérieuses difficultés, laisser percer la moindre désapprobation du langage ou de la conduite d’aucun de ses collègues, ni désavouer un seul de ses subordonnés. Le second trait distinctif du caractère de M. Disraeli est ce qu’on pourrait appeler son désintéressement moral. Loin que l’éclosion d’un talent nouveau lui inspirât le moindre sentiment de jalousie ou le moindre ombrage, il était impossible de faire plus d’efforts pour attirer dans son parti les hommes de valeur, d’accueillir avec plus de sympathie les jeunes gens de mérite, et de mettre plus d’empressement à leur ménager des occasions de se produire et de se distinguer. On a vu souvent M. Disraeli renoncer à intervenir dans une discussion afin d’en laisser tout l’honneur à quelqu’un de ses lieutenans.

Ce qui vient d’être dit du rôle considérable que joue le chef reconnu de l’opposition permet de mesurer l’influence que ses opinions personnelles peuvent exercer dans un pays où les partis obéissent à une discipline rigoureuse. Nous nous sommes efforcé de faire assister le lecteur à la formation et au développement des opinions de M. Disraeli : néanmoins il n’est peut-être pas inutile de rappeler et de résumer les vues qu’il professait sur les principales questions. On a déjà pu se convaincre que, sur la politique extérieure, il ne partageait pas les idées étroites de lord Palmerston, qui semblait croire qu’aucune puissance ne pouvait grandir qu’au détriment de l’Angleterre. M. Disraeli n’estimait pas qu’il fût de l’intérêt de son pays de contester à aucune des grandes puissances sa part légitime d’influence : il suffisait d’observer, à l’égard de toutes, et surtout de la France et de la Russie, cette politique d’impartialité et de contrepoids qu’Henri VIII, sous l’habile direction de Wolsey, avait pratiquée, entre Charles-Quint et François Ier, et dont les résultats lui