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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/20

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ignorons la valeur. Il y a là une somme énorme de littérature, et pour peu que vous ayez le goût des beautés de la prose latine, vous céderiez à l’attrait de cette langue qui par instans semble être du Tacite. Nul peut-être plus que Goethe n’eût été propre à écrire l’histoire ; il possédait la méthode et le style : deux qualités maîtresses ; il savait coordonner les faits et les reproduire comme il les voyait. L’idée un jour le préoccupa de composer dans ce genre une étude sur Bernard de Saxe-Weimar, cher à son cœur à double titre, et comme héros de la guerre de Trente ans et comme grand ancêtre du prince qu’il aimait et qu’il servait. De ce travail, rien n’est resté que les préliminaires. Les matériaux rassemblés par Goethe sont aux archives de Weimar, et ce beau livre de Poésie et Vérité porte témoignage de la langue qu’il comptait mettre en pratique à ce sujet. Maintenant, à la lecture des diverses traductions ayant cours chez nous, qui, je le demande, se douterait de tout cela ? Ce livre, tel qu’on nous le donne ou plutôt tel qu’on nous le vend, ne représente à nos yeux que des mémoires plus ou moins ordinaires ; quant à l’art merveilleux qui s’y manifeste à chaque page, pas un traître mot ne le dénonce ; et voilà sur quels documens le public en général forme son opinion. C’est qu’on ne s’y prend point de la sorte pour faire passer de la langue allemande dans la nôtre l’œuvre encyclopédique d’un Goethe ; s’il est des traductions qui se peuvent brasser à coups de dictionnaire, il faut ici le sens et la main d’un artiste. Autant d’ouvrages, autant de tâches proposées à des activités, à des curiosités diverses, à des talens spécialement autorisés. Toute traduction de ce genre qui n’est pas une œuvre d’art est forcément une œuvre industrielle.

Nombre d’années devaient s’écouler avant que Goethe ouvrît ses conversations avec Eckermann. Le souvenir de Merck était alors déjà sorti de la mémoire des hommes, et le vieux docteur sentait venir l’âge des patriarches. Qu’est-ce qu’un bourgeois, un Philister comme Eckermann, pouvait comprendre d’un caractère tel que Merck ? Pour retourner à ce propos de sa jeunesse, il fallait donc que Goethe l’eût à nouveau ruminé et qu’il y eût là quelque énigme dont il cherchait l’explication : « Merck, disait-il, en 1830 à ce secrétaire bénévole de ses commandemens, s’il revenait au monde à cette heure, ne saurait plus être l’homme que nous avons connu. » Ce problème le préoccupait, qu’un individu tel que Merck, mêlé au mouvement des hommes et des choses, capable d’exercer personnellement une action puissante sur les autres et sur lui-même, Goethe, eût en fin de compte vécu pour rien. Merck manquait absolument d’élévation, et nous savons quel sens Goethe prêtait à ce mot : « Tout ce qui n’est point vers est prose » dit Molière, tout ce