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gracieusement, il avait offert à Goethe et son portrait en miniature et le brevet de la Légion d’honneur. Ce portrait, suspendu près du miroir de sa chambre à coucher, était à la longue devenu pour Goethe un objet de dévotion particulière. Arrive la catastrophe de Waterloo ; Goethe en reçoit la première nouvelle et spontanément refuse d’y croire. La rumeur gagne de proche en proche, il s’entête à nier, malmenant les visiteurs qui n’ont point honte de colporter un pareil bruit. Cependant, le soir venu, il monte se coucher, et cherchant la miniature de Napoléon, il s’aperçoit qu’elle est tombée par terre. Goethe reste un moment silencieux, son bougeoir à la main, et, tandis que son secrétaire se baisse pour ramasser le cadre : « Que veut dire ceci ? murmure-t-il, un pareil accident ! mais alors il faut que la nouvelle de ce matin soit vraie ! »

Comme phénomène historique, l’empereur produisait sur Goethe une si prodigieuse impression que tous les efforts tentés contre lui devaient fatalement échouer. De son premier coup d’œil, Napoléon avait pénétré au fond de l’homme, et Goethe, si imperturbable qu’il fût, s’en était senti tressaillir. A cet admirateur de la force jamais plus imposant spectacle n’était apparu. Ce chef d’une armée invincible au milieu de ses maréchaux, tous éclatans de vaillance et d’entrain, exempts de préjugés, resplendissans de santé, d’ambition, habitués à n’avoir affaire qu’au succès, et avec cela familiers, bons princes, nullement étrangers aux questions d’art et de science, comme en présence d’un tel soleil et de ses satellites pâlissait Frédéric le Grand, qui n’avait, lui, qu’à marcher à la tête d’une nation traitable et souple, alors que ce Napoléon, c’était en avant d’un peuple ivre de liberté qu’il se ruait à cheval sur l’Europe, disciplinant ses propres troupes par la victoire ! On a souvent à ce propos accusé Goethe d’avoir manqué de patriotisme. Il faudrait s’entendre : Goethe, après avoir sa vie entière cru à la politique du passé, voyait s’écrouler comme par miracle toutes les dynasties. Un conquérant s’était levé, un Attila, mais moins barbare, à ce qu’on pouvait supposer, puisqu’il goûtait Werther et s’en était fait une sorte de vade mecum dans ses campagnes ; à l’approche de cet Alexandre dont rien n’empêchait Goethe de se croire un peu l’Aristote, empereurs et rois rentraient sous terre. Que conclure ? Accepter le fait historique et l’étudier anatomiquement. Mieux eût valu sans doute réagir, mais Goethe avait soixante-quatre ans ; à cet âge on ne se refait pas, comme dit le bon sens vulgaire : « Chanter l’hymne de guerre au bivouac, tandis qu’aux avant-postes ennemis les chevaux hennissent, à la bonne heure ! mais c’était l’affaire de Théodore Kœrner et non la mienne ; nature jeune et militaire, les refrains guerriers lui vont bien ; chez moi ce n’eût jamais été qu’un masque,