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qu’il n’en eut point. Par surcroît, l’état fît acheter au Salon un certain nombre de tableaux, et malgré les efforts très méritoires du comte de Forbin, directeur des musées, le Radeau de la Méduse ne fut pas compris dans les acquisitions de l’état[1]. On a dit, mais ce sont là des suppositions, que ce tableau ne fut pas acheté pour une raison politique. Le gouvernement de la restauration aurait été peu empressé d’exposer dans un musée un tableau qui consacrait le souvenir d’un désastre dont l’opposition faisait retomber toute la responsabilité sur l’incapacité du commandant et la complaisante faiblesse du ministre. Tout ce qu’on fit pour Géricault fut de lui donner une commande dont le sujet ne lui convint pas : un Sacré-Cœur de Jésus. Il proposa à Eugène Delacroix, qu’il encourageait extrêmement, de faire ce tableau. Delacroix peignit une Notre-Dame des sept douleurs, Géricault la signa et en donna le prix à son protégé.

Ce cruel insuccès eût abattu les plus énergiques, et Géricault n’était pas de ceux-là. Profondément attristé, il voulut quitter la France, entreprendre un long voyage en Orient. Ses amis, craignant de le perdre pour trop longtemps, lui conseillèrent de faire quelque voyage plus court, soit en Italie, soit en Angleterre. L’occasion d’aller en Angleterre s’offrait précisément à lui. Une espèce de Barnum proposait de faire à Londres une exposition spéciale du Radeau de la Méduse. Géricault partit pour l’Angleterre avec Charlet. Il avait connu le dessinateur en 1818, quand il s’était pris de passion pour la lithographie. La nature gaie, joviale et insouciante de Charlet plaisait à Géricault, en raison même de son contraste avec la sienne. Pendant quelques mois, ils avaient été inséparables, et on assure que Charlet entraînait parfois son ami à de gaies parties où il se faisait un malin plaisir de le griser. Géricault rentrait tout honteux, jurant qu’on ne l’y prendrait plus ; mais Charlet

  1. C’est pourtant à M. de Forbin que le Louvre doit la Méduse, mais quelle persévérance il lui fallut ! Trois ans après le premier refus du ministre, le 2 février 1822, il lui écrivit pour lui reparler de ce tableau « que M. Géricault, disait-il, consent à vendre pour 6,000 francs, payables moitié sur l’exercice 1822 et moitié sur l’exercice 1823. » Sa lettre étant restée sans réponse, il en écrivit une nouvelle le 27 mai de la même année et une autre le 27 mai 1823 ; pas plus de résultat. En 1824, Géricault étant mort et la vente de son atelier devant avoir lieu, M. de Forbin s’adressa au ministre pour la quatrième fois. Celui-ci, qui était alors le fameux vicomte Sosthènes de la Rochefoucauld, célèbre par les longues jupes qu’il imposa aux danseuses et les larges feuilles de vigne qu’il imposa aux statues, consentit à l’acquisition, mais il n’alloua au comte de Forbin qu’une somme de 4,000 à 5,000 francs. La Méduse, mise sur table à 6,000 francs, fut adjugée pour 6,005 francs à M. Dedreux-Dorcy. Mais quelques jours après la vente, M. de Forbin ayant, par de nouvelles instances, obtenu 1,000 francs de plus du ministre, Dedreux-Dorcy eut le patriotique désintéressement de lui céder ce beau tableau qui prit enfin sa place au musée.