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Géricault en guérit pourtant, mais quelques mois plus tard, en janvier 1823, vint un nouvel abcès qui dégénéra en tumeur. Géricault s’alita pour ne plus se relever. Il subit onze mois de douleurs avec une admirable résignation. Attristé sans être désespéré, il n’eut pas une parole amère ni un sentiment misanthropique. Cet homme, dont la vie avait été si inquiète et si tourmentée, eut la mort d’un sage. Dans les trêves que lui faisait la souffrance, il dessinait des croquis ou il causait esthétique, peinture, philosophie avec ses amis. Ceux-ci ont conservé un cher souvenir de ces derniers entretiens où Géricault, oubliant ses tristesses et ses tortures, mettait tout son esprit, tout son charme et tout son cœur. Quelques jours avant sa mort, il interrompait une discussion sur l’art pour dire à un de ses amis : « Vous avez encore votre mère. Aimez-la bien, car personne ne vous aimera comme elle ; ni votre maîtresse, ni votre femme ! » Géricault mourut dans une crise le 26 janvier 1824. Il avait trente-trois ans, et il y avait déjà douze ans qu’il avait peint le Chasseur chargeant et six ans qu’il avait peint le Radeau de la Méduse !


III

Géricault était un grand peintre et un esprit élevé et généreux ; mais avait-il « le cœur au triple airain » qu’il faut pour descendre dans cette terrible arène de l’art où on doit combattre toujours, après la victoire comme après la défaite ? Il n’était que par le génie de la race des lutteurs stoïques et infatigables ; il n’en avait pas la puissante nature. Michelet, qui, lui, fut l’homme de la lutte, s’est ému de la cruelle destinée de Géricault, et dans une heure de véritable hallucination il l’a expliquée ainsi : « On sait la réaction de 1816 et comme la France sembla se renier elle-même. Eh bien ! de plus en plus, Géricault l’adopta. Il protesta pour elle par l’originalité toute française de son génie et par le choix de types exclusivement nationaux. Dans le Naufrage de la Méduse, il peignit le naufrage de la France. Il est seul, il navigue seul. Cela est héroïque. C’est la France elle-même, c’est notre société tout entière qu’il embarqua sur ce radeau de la Méduse… Quand il revint d’Italie et d’Angleterre, il trouva le triomphe universel du faux. Dans la politique, les écoles bâtardes ; au théâtre et dans la peinture, la vogue des improvisations… Il ne crut pas à l’éternité de la patrie, et il mourut de croire à la mort de la France. » En vérité, que de grands mots hors de propos et que d’éloquence perdue ! Où Michelet prend-il que le Radeau de la Méduse symbolise le naufrage de la France ? Représenter Géricault comme un libéral si ardent, c’est