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mélange en lui de l’artiste et du poète que j’essaie de caractériser d’un trait, quand je l’appelle un impressioniste dans le roman.

Ne vous arrêtez pas à l’expression bizarre et soyez seulement certain qu’en dépit des railleries trop faciles, elle représente une idée. Classicisme et romantisme aujourd’hui ne représentent rien. Ils représentaient des idées vers 1830 et des idées entre lesquelles depuis lors le siècle a fait son choix. Entrées dans l’usage commun et devenues banales, elles n’ont plus aujourd’hui besoin d’un mot qui les désigne particulièrement et qui leur serve d’étiquette. Le mot d’impressionisme aussi lui disparaîtra, mais en attendant, pour l’heure présente, il signifie quelque chose, et vous ne l’expulserez pas de l’usage avant que les œuvres et la critiqué, après elles, n’aient décidé ce qu’il renferme de faux ou de vrai. N’y attachez donc aucun préjugé favorable ou défavorable et considérez plutôt M. Daudet à l’œuvre.

Ouvrir les yeux d’abord et les habituer à voir la tache, habituer la main en même temps à rendre pour l’œil d’autrui ce premier aspect des choses : « Des deux femmes on ne voyait que des cheveux noirs, des cheveux fauves, et cette attitude de mère passionnée » ; ou bien encore : « Il se fit conduire à son cercle, y trouva quelques calvities absorbées sur de silencieuses parties de whist et des sommeils majestueux autour de la grande table du salon de lecture » : voilà le premier point En second lieu, saisir l’insaisissable, et dans une impression fugitive démêler une à une les sensations élémentaires qui concourent à former et produire l’impression totale. Ainsi : « La porte battit brusquement, autocratiquement, fit courir d’un bout à l’autre de l’agence un coup de vent qui gonfla les voiles bleus, les mackintosh, agita les factures aux doigts des employés et les petites plumes des toques voyageuses. Des mains se tendirent, des fronts s’inclinèrent, Tom Lévis venait d’entrer ; » ou encore : « Au coup de sifflet, le train s’ébranle, s’étire, tressaute bruyamment sur des ponts traversant les faubourgs endormis, piqués de réverbères en ligne, s’élance en pleine campagne. » Remarquez-le bien dès à présent : ce n’est plus déjà de la photographie, c’est de l’analyse.

Il s’agit maintenant de composer et de fixer les tableaux C’est pour cela que M. Daudet mettra le plus souvent la narration à l’imparfait. Au premier coup d’œil, vous ne voyez là qu’une singularité de style, une fantaisie d’écrivain. Si vous y regardez de plus près, c’est un procédé de peintre. L’imparfait ici sert à prolonger la durée de l’action exprimée par le verbe, il l’immobilise sous les yeux du lecteur. « Sans le sou, sans couronne, sans femme, sans maîtresse, il faisait une singulière figure en redescendant l’escalier. » Changez un mot et lisez : « Sans le sou, sans couronne, sans femme, sans maîtresse, il fit une singulière figure en redescendant l’escalier. » Le parfait est narratif, l’imparfait est pittoresque. Il vous oblige à suivre des yeux le