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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/581

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Personne n’a de nom que celui de sa fonction : il y a le juge prévaricateur ; il y a le bon juge ; il y a la fille du juge ; il y a l’amant ; il y a des prêtres, des bourreaux, des soldats, et enfin les habitans du hameau ; année indécise, localité : inconnue : sous le règne de Jacques second, dans un petit hameau de la province de Kent, voilà des indications bien insuffisantes ; tout se passe dans l’abstraction pure, et chaque personnage est lui-même une abstraction. Le sujet est des plus noirs : une vraie tragédie bourgeoise, avec toutes les horreurs que comporte la tragédie. Le roi Jacques, très attaché au culte de l’église romaine, fait choix d’hommes superstitieux, ambitieux et cruels, qu’il envoie dans les provinces persécuter les non-conformistes. Or il arriva qu’un de ces shérifs ou commissaires n’était pas seulement le plus méchant d’entre eux, mais peut-être le plus méchant des hommes. — On attend le shérif, il arrive, il interroge le juge du village qui lui a refusé autrefois sa fille en mariage et l’a chassé du hameau pour ses mauvaises actions. Comme tout cela est abstrait et vague ! — Le shérif propose au juge d’apostasier ; celui-ci s’y refuse. Il le condamne à mort ; il l’envoie dans les prisons (les prisons du hameau.) — La fille vient demander la grâce de son père. Le shérif la lui accorde à une condition révoltante. Remarquez l’euphémisme. — Le juge est mis à mort ; les habitans poursuivent le shérif. Il fuit devant eux. L’amant de la fille du juge, l’amant qui n’a pas de nom, pas plus que le juge et que sa fille, l’amant, dont la condition est uniquement d’être l’amant, étend mort le shérif d’un coup de poignard et l’atroce intolérant meurt au milieu des imprécations. — Tous les détails, toutes les scènes, tous les jeux de scène sont déjà exactement marqués dans le Plan. Le shérif entre avec ses satellites, il les envoie à leurs cruelles fonctions. Il reste seul, il est plein de fureur, il se rappelle les injures du père, les mépris de la fille ; il lance des regards terribles sur le hameau. Voilà bien la part de la pantomime qui occupe une si grande place dans la poétique nouvelle. — Scène entre l’amant et la fille, scène de tendresse forte et honnête. Scène entre le shérif, l’amant et le père. Reproches du père, plaidoyer, appel à de généreux sentimens, scène de tolérance. Tout est ainsi prévu, tout est prêt pour la mise en œuvre. Diderot s’enchantait d’avance de ces luttes, de ces contrastes, de ces situations pathétiques ; la fille dévouée à son père jusqu’au déshonneur, se prostituant pour le sauver, et tandis qu’elle se prostitue, son père mis à mort, le shérif vendant à la fille la grâce de son père et ne tenant même pas son odieux marché, et l’amant errant comme une âme en peine jusqu’à ce qu’il apprenne l’horrible vérité et qu’il devienne le justicier, et à travers tout cela le conflit