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transplante de Paris à Pétersbourg prennent, c’est certain, une couleur différente. » L’imagination du philosophe ne résiste pas à tant de prévenances. La sensibilité s’en mêle. Il s’émeut de trouver cette beauté, cette sagesse, cette force d’âme, réunies dans l’impératrice. Le voilà parti : « C’est l’âme de Brutus avec les charmes de Cléopâtre. Si elle est grande sur le trône, ses attraits, comme femme, auraient fait tourner la tête à des milliers de gens. »

Brutus et Cléopâtre, fondus en un seul être, quel rêve pour un philosophe enthousiaste ! Cette image revient sans cesse sous sa plume : « Ah ! mes amies, quelle souveraine ! La fermeté de Brutus, les séductions de Cléopâtre ; une tenue incroyable dans les idées avec toute la grâce et la légèreté de l’expression ; un amour de la vérité porté aussi loin qu’il est possible… J’entre dans son cabinet, on me fait asseoir, et je cause avec la même liberté que vous m’accordez ; et en sortant, je suis forcé de m’avouer à moi-même que j’avais l’âme d’un esclave dans le pays qu’on appelle des hommes libres, et que je me suis trouvé l’âme d’un homme libre dans le pays qu’on appelle des esclaves. »

Le sang-froid n’y est plus. Le philosophe est entraîné ; on le voit d’ici se lever dans le cabinet de Catherine, marcher en pérorant, gesticuler à l’excès, et ce fut cela même, nous le savons, qui étonna l’impératrice. Pendant le séjour du philosophe à sa cour, elle écrivait ce billet à Mme Geoffrin : « Votre Diderot est un homme bien extraordinaire ; je ne me tire pas de mes entretiens avec lui sans avoir les cuisses meurtries ; j’ai été obligé de mettre une table entre lui et moi pour me mettre, moi et mes membres, à l’abri de sa gesticulation. » Voilà la contre-partie (comme il y en a en toute chose humaine), de l’enthousiasme de Diderot : c’est le trait comique au milieu du lyrisme. D’Escherny, qui rapporte ce billet impérial dans ses Mélanges, ajoute, ce qui achève de peindre Diderot, que cette gesticulation était si connue qu’on l’accusait de s’emparer à table des bras de ses deux voisins, de ne cesser de parler, et malgré cela, on ne sait comment, de n’en pas moins manger du plus grand appétit.

Le terme du séjour arriva. Les adieux se firent, non sans dépense de sensibilité et de larmes. Encore une fois Diderot manqua défaillir, et plus tard en racontant les derniers traits de bonté de Catherine, quand il prit congé d’elle, « il sentait que son âme s’embarrassait. » Il y avait de quoi, en effet ; sur sa demande, l’impératrice (outre les présens solides et utiles), lui faisait don d’une pierre gravée qui avait appartenu au prince Orlof. « Or, il faut que tu saches, disait-il à Mme Diderot, que ce prince a été son favori ; au reste, elle avait fait un excellent choix ; c’est un homme plein