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avait occupée trop longtemps ; mais il dicta jusqu’au bout ses conditions ; peu confiant dans la parole royale, il exigea, comme garantie qu’une hypothèque fût prise sur les biens personnels du comte de Broglie, et le roi eut la bassesse d’y consentir.


III

Pendant ce temps la malheureuse Pologne se débattait au milieu des difficultés et des périls qu’avait depuis longtemps prévus le comte de Broglie. Le parti national, abandonné par la France, ne trouvait ni un chef à l’intérieur ni un appui au dehors. La Russie, qui attendait son heure, profitait de la mort du roi Auguste pour faire monter sur le trône Stanislas Poniatowski, ancien favori de l’impératrice Catherine, dont l’avènement était préparé par des années d’intrigues et imposé, au dernier moment, par dix mille baïonnettes russes. Le gouvernement français, déconcerté par la rapidité des événemens, ne savait ni opposer un concurrent à Poniatowski ni aider celui-ci à résister aux exigences de ses protecteurs. Le duc de Choiseul, éclairé trop tard, s’apercevait avec effroi que les mains avides de Catherine et de Frédéric II s’étendaient sur le nord et sur l’orient de l’Europe pour n’y laisser debout aucun des anciens alliés de la France. Après la Pologne, la Suède subissait le redoutable ascendant de ces ambitions victorieuses ; la Turquie elle-même, délaissée par nous comme la Pologne, ne se réveillait de sa trop longue inertie que pour succomber sous les coups des armées moscovites. L’Autriche enfin, à laquelle nous avions fait tant de sacrifices inutiles, nous échappait entraînée par la séduction du génie, de la fortune et de la gloire. Marie-Thérèse, implacable dans ses ressentimens, résistait encore ; mais il suffisait au roi de Prusse d’une seule entrevue avec le jeune empereur Joseph II pour avoir raison des vieillis rancunes impériales. Un peu de condescendance et de bonne grâce enivrait un esprit déjà tout pénétré d’admiration pour le héros de la guerre de sept ans. Peut-être aussi l’habile Frédéric II faisait-il déjà briller devant les yeux éblouis de son interlocuteur quelque espérance d’agrandissement du côté de la Pologne.

Le duc de Choiseul, si longtemps imprévoyant, « prenait enfin le mors aux dents, » dit un contemporain, et cherchait dans une conflagration générale de l’Europe une chance de salut bien dangereuse, lorsque le roi, effrayé de cette ardeur tardive et résolu à conserver la paix, le renvoya du ministère. Malheureusement il ne fut remplacé que cinq mois plus tard et, pendant ce long interrègne, l’Autriche, ne sachant à quoi s’en tenir sur les intentions de