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elle aurait pu servir à l’édification de tout le monde. Mais Genève est un endroit où l’on réfléchit beaucoup avant d’oser ; dans ce cas-ci la réflexion a paralysé l’audace. Il en est résulté qu’après de longues et vives discussions, après avoir publié beaucoup de brochures et prononcé beaucoup de discours, on a pris le parti d’ajourner une solution qu’on semblait souhaiter avec ardeur et qui paraissait inévitable. Cette défaillance ou, si l’on aime mieux, cette résipiscence des législateurs de Genève ne laisse pas d’être instructive.

Dans les débats qui ont rempli plusieurs séances consécutives du grand-conseil, c’est-à-dire du corps législatif de Genève, il s’est dit de part et d’autre beaucoup de bonnes choses, et on a trouvé de solides argumens pour soutenir le pour et le contre. A la vérité, on s’est moins occupé de discuter les principes que de débattre les intérêts et de peser les conséquences. On ne saurait en faire un crime au grand-conseil, car l’opportunité est la souveraine maîtresse de la politique. Il faut être un fanatique de la plus belle trempe pour s’écrier : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! » Un législateur sérieux ne sacrifiera jamais les colonies à un point de doctrine, et au surplus en de pareilles matières il n’est pas de principes incontestables ni de doctrines évidentes. Il est facile de démontrer que l’état doit demeurer absolument neutre entre les diverses confessions religieuses, que son métier est de faire des lois et non de décréter des dogmes, que son office est de gouverner la société en laissant à l’église le soin de gouverner les consciences ; mais il est également facile de démontrer que les dogmes exercent une action puissante sur les idées et les opinions politiques, qu’abandonner à l’église le gouvernement absolu des consciences, c’est lui livrer le gouvernement de la cité, attendu que fort souvent ce sont les consciences qui votent, et il est permis d’en conclure que si le pouvoir civil doit rester neutre en matière religieuse, sa neutralité ne saurait aller jusqu’à l’indifférence. On peut démontrer aussi qu’aux États-Unis, les affaires spirituelles et temporelles ne sont pas aussi rigoureusement séparées qu’on le prétend. La république étoilée a été fondée par des puritains, qui voyaient la vie et le monde au travers d’un dogme, et il en est resté quelque chose, puisque le pouvoir exécutif décrète des jours de jeûne et que dans la plupart des états l’observation du repos dominical est mise sous la garde de la police.

Tocqueville racontait jadis que, pendant son séjour en Amérique, un témoin se présenta aux assises du comté de Chester et déclara qu’il ne croyait pas à l’existence de Dieu et à l’immortalité de l’âme. Le président refusa de recevoir son serment, « le témoin, dit-il, ayant détruit d’avance toute la foi qu’on pouvait ajouter à sa déposition. » Tocqueville en inférait que la religion, qui chez les Américains ne se mêle