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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/934

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cinquanteniers, quarteniers, » coiffée de chaperons blancs et verts, vêtue de hoquetons bleus, et marchant sous la bannière de la ville, appelée « estendart. » Oisive et bruyante, défilant, paradant sans but et sans trêve, dépeuplant les ateliers et les boutiques, encombrant les rues de patrouilles inutiles, elle étale avec orgueil ses 30,000 hommes « appareillés de toutes pièces, » et traîne à sa suite une tourbe de vagabonds en guenilles, « couverts d’armes brillantes, » qui passent les nuits et les jours « en gourmanderies et beuveries, » dociles à tous les mots d’ordre scélérats, prêts pour tous les forfaits.

Quel étrange aspect que celui de Paris en 1413 et 1420, de ce champ clos hideux et sanglant où les Écorcheurs, les Armagnacs et les Bourguignons s’exterminent en attendant l’Anglais vainqueur à Azincourt ! Les hôtels des puissans seigneurs, garnis de herses et de mâchicoulis, se hérissent d’armes et se remplissent de soldats, comme des forteresses menacées par l’ennemi. Six cents chaînes de fer, tendues chaque soir, barrent les rues et la rivière ; dans chaque maison, on mure les ouvertures des caves, par crainte du feu grégeois que lancent des malfaiteurs. De temps en temps, du milieu de cette ville barricadée et frémissante, qui « s’agite à la moindre rumeur comme la feuille au souffle du vent », partent des groupes d’hommes armés poussant devant eux un orateur : ils vont « manifester » sous les fenêtres du palais ou du château Saint-Paul, et coiffer du chaperon populaire le roi et le dauphin. Des placards couvrent les murs et les portes des églises : « Chers concitoyens, cives amantissimi, on veut vous désarmer, vous enlever vos chaînes de fer et vos barricades. Aux armes ! nos vengeurs approchent. » Pendant la nuit, des cris sinistres réveillent la ville en sursaut : « Aux armes ! nous sommes trahis ! Ad arma ! quia nunc prodendi sumus. » On décrète un emprunt forcé, proportionnel au revenu présumé des plus riches habitans, civium facultates metiendo. Des mots féroces courent dans les masses : « Il y a des gens qui ont trop de sang et qui ont besoin qu’on leur en tire avec l’épée. » On colporte des listes de suspects sur lesquelles en regard de chaque nom se lit une lettre à l’encre rouge, T, B, R, signifiant l’un de ces arrêts sans appel : à tuer, à bannir, à rançonner. Alléchée et mise en goût par ces excitations sanguinaires, la foule se rue aux prisons, aux deux Châtelets, au Temple, à Saint-Eloi, à Saint-Magloire, au For-l’Évêque, dans tous les lieux où l’on a entassé ceux qu’on hait et qu’on redoute : plus de quinze cents personnes sont égorgées en un seul jour. Le chroniqueur ajoute : ad cavillas pedum madebant effuso cruore, « les pieds des assassins baignaient dans le sang jusqu’à la cheville. »

Voilà le public de nos harangueurs pendant tout le premier tiers