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vallées, si riches et si verdoyantes, et le pauvre diable qui en est l’unique habitant !

It-Hissar est placé à l’entrée de l’immense défilé qui forme comme une des portes de la Lycie. Du haut de l’acropole antique, encore couverte de débris byzantins, l’œil plonge dans les replis d’une vallée profonde, qui s’enfonce vers l’est et serpente entre les masses grisâtres des hautes montagnes lyciennes. C’était à coup sûr une position stratégique de première importance ; les traces de murs helléniques, les rochers taillés en gradins comme ceux du vieux Pnyx à Athènes, des tombeaux sculptés dans le roc vif, indiquent clairement qu’il faut marquer sur ce point l’emplacement d’une ville antique, peut-être Kalynda. Au sortir de It-Hissar, on commence en réalité l’ascension du Tschâl-Dagh, par des sentiers pierreux, mal tracés. Les étapes sont indiquées par des kiosques délabrés, installés le plus souvent près des clairières où les chevaux peuvent trouver une maigre pâture. De distance en distance, on rencontre une citerne entretenue avec un soin qui donne à penser ce que doit être au cœur de l’été un voyage dans ces solitudes. Les citernes, de forme circulaire, construites en maçonnerie épaisse, sont de véritables maisons, et l’on ne se figure pas autrement la citerne biblique de la Genèse ; une auge, des seaux de bois, en constituent tout le mobilier, qui est confié à la garde des voyageurs. Souvent le kiosque de refuge s’élève près d’un cimetière musulman abandonné, dont les tombes se reconnaissent facilement au petit enclos de pierres sèches qui les entoure et à la grande pierre plantée comme une fiche à la tête de la fosse. La présence de ces cimetières dans un pays désert ne laisse pas de piquer la curiosité du voyageur ; est-ce une trace de la sanglante campagne conduite en Anatolie par Ibrahim-Pacha en 1839 ? ou bien est-ce tout ce qui reste d’un campement de Yourouks, qui auront continué leur vie nomade en laissant là leurs morts ignorés ? C’est le plus souvent auprès de ces cimetières que les guides font faire halte aux caravanes ; c’est la tradition, et rien ne pourrait les y faire manquer. Mais je crois que les voyageurs européens sont les seuls à songer qu’il y ait là une source de réflexions pendant les longues heures de halte.

A partir du plateau où nous avons campé, on s’élève dans la région haute de la montagne. Les pins, devenus plus rares, mal abrités contre les vents, rabougris et tordus, prennent des formes étranges, et l’on voit apparaître la végétation des zones élevées, les chênes verts et les mélèzes. Parfois, un pin mort de vieillesse est tombé en travers de l’étroit sentier ; des voyageurs y ont fait à coups de hache une coupure qui permet le passage, et on laisse sans s’en inquiéter davantage l’énorme tronc pourrir et s’émietter sur le flanc de la montagne. Les kiosques de refuge, les auges de bois