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MEMOIRE
DE
MADAME DE REMUSAT
(1802-1808)

CHAPITRE XXVI[1]

Puissance de l’empereur. — Résistance des Anglais. — Vie de l’empereur à Fontainebleau. — Spectacles. — Talma. — Le roi Jérôme. — La princesse de Bade. — La grande-duchesse de Berg. — La princesse Borghèse. — Cambacérès. — Les princes étrangers. — Affaires d’Espagne. — Prévisions de M. de Talleyrand. — M. de Rémusat est nommé surintendant des théâtres. — Fortune et gêne des maréchaux.

Qu’on suppose un individu, ignorant de tout antécédent, jeté tout à coup dans Fontainebleau[2], au temps dont je parle, il n’est

  1. La Revue a déjà publié quelques fragmens des deux premiers volumes des Mémoires de Mme de Rémusat qui ont, depuis, paru chez l’éditeur M. G. Lévy. M. de Rémusat nous communique aujourd’hui un des chapitres les plus intéressans du troisième volume, qui paraîtra au mois de février.
  2. Après la bataille de Friedland et la paix de Tilsit, l’empereur était revenu à Paris, le 27 juillet 1807. Il passa quelque temps à Saint-Cloud et à Paris, puis décida que les princes, ses hôtes, et toute la cour iraient a Fontainebleau. Le voyage dura deux mois, du 21 septembre au 15 novembre 1807. L’empereur n’a jamais consacré, je crois, un si long espace de temps à la vie de cour, dans ses plaisirs ou dans son éclat, ou plutôt, dans un séjour semblable, l’empire devenait pour la première fois une cour véritable. Partout ailleurs ce qu’on appelait ainsi n’était qu’une parade, un défilé où les hommes figuraient plus pour leur uniforme que pour leur personne. Ici, comme auprès de Louis XIV et de Louis XV, on vivait ensemble, et malgré la froideur de l’étiquette et la peur du maître, la nature devait se faire jour et se trahir. Il y avait des intérêts, des passions, des intrigues, des faiblesses, des trahisons, une vraie cour en un mot. Je ne cherche pas à juger le talent de l’auteur à décrire ces nuances, et je borne mon devoir d’éditeur à écrire des notes plutôt explicatives qu’approbatives. On me pardonnera toutefois, puisque le public a si bien prouvé par son empressement le cas qu’il faisait de ces Mémoires, de dire que mon père avait devancé le jugement de l’opinion, et n’hésitait pas à comparer l’œuvre de sa mère aux plus grands modèles. Voici ce qu’il pensait de la peinture de la cour à Fontainebleau : « Ce chapitre, qui ne contient nul événement, est, sans contredit, l’un des plus remarquables de cet ouvrage. Dans quelques parties, il y a trop de réflexions, et qui se répètent. Si ma mère eût revu son ouvrage, elle eût resserré et supprimé. Je demeure convaincu, cependant, que le texte doit rester tel qu’il est, et que dans ces entretiens de l’auteur avec lui-même, dans ce retour complaisant sur ses souvenirs, on apprend à le connaître et à prendre confiance en lui. Mais ce chapitre-ci mérite un éloge plus absolu. Comme dans Saint-Simon, la peinture attentive, étudiée, sans cesse repassée des choses et des personnes, des mœurs, des allures, des relations s’empare de l’esprit, et le fait vivre dans le monde qu’elle lui retrace. Je ne sais rien dans Saint-Simon de supérieur au tableau de la cour à la mort du grand dauphin. C’est le récit d’une seule nuit de Versailles, et il tient le quart d’un volume. Il me semble qu’il y a dans ce chapitre quelque chose du même mérite, et, quoique ce séjour à Fontainebleau n’ait point été marqué par un événement distinct qui pût être regardé comme une crise, telle que la mort du Dauphin, la vivacité de l’imagination dans la fidélité de la mémoire, donne à ce tableau de la cour de l’empereur cette vérité saisissante qui supplée à la réalité. » (P. R. )