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donnez à vos sujets pour acheter leur fidélité. Si cette somme étoit employée au soulagement de vos peuples, n’auroient-ils pas de quoi bénir vos royales vertus ? N’est-ce pas ignorer et mépriser la loi de la nature, de Dieu et du royaume, de servir son roi à prix d’argent et qu’il soit dit que votre majesté ne soit point désormais servie, sinon par des pensionnaires ? » Aggravant sa plainte par un rapprochement que l’assemblée saisit aussitôt, Savaron avait fait des maux du peuple une description dont s’étaient émus les auditeurs les plus habitués à l’énergie des doléances publiques. « Que diriez-vous, sire, si vous aviez vu dans vos pays de Guyenne et d’Auvergne les hommes paître l’herbe à la manière des bêtes ? Cette nouveauté et misère inouïe en votre état ne produiroit-elle pas en votre âme royale un désir digne de votre majesté pour subvenir à une calamité si grande ? Et cependant cela est tellement véritable que je confisque à votre majesté mon bien et mes offices, si je suis convaincu de mensonge. » Ainsi c’était pour payer des pensions à la noblesse qu’on réduisait le peuple à mourir de faim ! La chambre des nobles sentit le coup qui la frappait et se souleva contre l’audacieux orateur.

Tout en désavouant les intentions blessantes qu’on lui prêtait, Savaron répondit fièrement que « depuis vingt-cinq ans il avoit l’honneur d’être officier du roi, qu’auparavant il avoit porté cinq ans les armes, de manière qu’il avoit le moyen de répondre à tout le monde en l’une et l’autre profession. » Un gentilhomme répliqua « qu’il falloit abandonner M. Savaron aux pages et aux laquais. » Le président de Mesmes, lieutenant-civil et député de Paris, envoyé en conciliation auprès de la noblesse, prononça un discours qui nous montre comment le tiers comprenait alors et acceptait son rang dans l’organisation sociale : « Les trois ordres sont frères, enfans de leur mère commune, la France. Au premier, qui est le clergé, est arrivée la bénédiction de Jacob et de Rébecca ; il a obtenu le droit d’aînesse. Au second, représenté par la noblesse, sont échus les fiefs, comtés, et autres dignités de la couronne ; au cadet ou troisième, qui est le tiers-état, sont tombés en partage les offices de judicature. Le clergé est donc l’aîné ; la noblesse, le puîné ; le tiers-état, le cadet. Pour cette considération, le tiers-état a toujours reconnu messieurs de la noblesse comme étant élevés de quelques degrés au-dessus de lui ; il s’est toujours maintenu au respect et à l’honneur qu’il doit à cet ordre ; mais aussi la noblesse doit reconnaître le tiers-état comme son frère et ne pas le mépriser de tant que de ne le compter pour rien. Au reste, il se trouve bien souvent dans les familles particulières, que les aînés ravalent les maisons et que les cadets les relèvent. »