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nécessaire que jamais. La plupart de ses amis avaient disparu. Il essaya d’en rassembler les restes dans un nouveau club, mélancolique entreprise qui ne réussit qu’à moitié. En revanche, sa réputation ne faisait que croître en éclat. Une nouvelle génération littéraire venait s’asseoir à ses pieds, et l’affection respectueuse de Hannah More et de Fanny Burney réjouissait ses derniers jours. La mort, qu’il avait tant redoutée, lui parut moins terrible quand elle fut plus proche. Il s’éteignit paisiblement à Londres le 13 décembre 1784.

De tous les écrivains qui reposent sous les voûtes de Westminster, il en est peu qu’il soit plus difficile d’apprécier que l’auteur de Rasselas. Macaulay s’y est repris à deux fois pour le peindre, et après avoir signalé d’abord en lui, comme trait distinctif, l’alliance de grands talens et de vils préjugés, il a fini, dans une dernière retouche, par le représenter comme un grand homme et comme un homme de bien. M. Carlyle fait de lui un prophète qui a prêché à son peuple l’évangile de la prudence morale et de la sincérité, évangile qui peut se résumer en ces mots : Fuir le doute et n’avoir rien de commun avec le cant. Une critique plus récente voit surtout en Johnson un avocat manqué capable de toutes les contradictions, gâté par la flatterie, grossier et féroce, malgré certains instincts généreux, et qui dut une partie de son succès à sa façon théâtrale de prononcer les oracles les plus contestables ; personnage assez désagréable en somme et dont on peut se féliciter de n’avoir plus à retrouver le pendant au XIXe siècle. Ces points de vue si différens n’ont rien qui doivent surprendre ; le livre de Boswell, et c’en est la plus grande originalité, les présente tous successivement. Grâce à Boswell, Johnson, si l’on peut ainsi dire, est devenu un texte que chacun a le droit d’expliquer à sa guise parce qu’il offre plusieurs sens et de nombreuses contradictions. Une chose est certaine, c’est qu’il y avait là une puissante nature. Non moins certaine est l’influence qu’il a exercée sur son temps. Seulement il ne faudrait pas l’attribuer tout entière au mérite de l’écrivain : ni les qualités de sa prose solide et correcte, ni la médiocrité trop classique de sa poésie ne sauraient justifier une dictature dont il n’y a pas beaucoup d’autres exemples dans l’histoire des lettres. Si Johnson devint et resta le grand juge des auteurs et des livres de son siècle, il dut son autorité à l’intégrité de son caractère, à sa connaissance des hommes, à la moralité de ses ouvrages, enfin, par-dessus tout, à l’originalité d’une parole qui, bien supérieure à son style, semble vibrer encore dans les entretiens que son fidèle biographe a conservés pour une postérité reconnaissante.


LEON BOUCHER.