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de sons, vides de faits, sans que, dans la mélopée toujours unie, on puisse marquer le moindre changement de tonalité, le passage du majeur en mineur, sans qu’on puisse discerner, par exemple, le moment où le jeune fille si passionnément adorée devient la femme d’un autre : seule, la mort de Béatrice amène une modulation dans le thème jusque-là monotone et monocorde. Il y a assurément un accent vrai et touchant dans l’exclamation de Dante, qu’après cette mort Florence lui semble une ville dépeuplée : Quomodo sedet solo, civitas plena populo ! s’écrie-t-il avec le prophète de la Bible ; quel dommage seulement que le poète croie devoir dire tout cela dans une épître adressée « aux princes et aux grands de la terre, » pour leur faire part du malheur qui l’a frappé, et comme la rhétorique ici devient fatale à l’émotion qui ne demanderait qu’à naître ! Et de même l’équivoque aventure avec la gentil donna, avec la dame compatissante et beaucoup trop recherchée, me gâte l’impression des sonnets suivans, où s’exhale la douleur sur une perte que d’un côté on proclame irréparable, et que de l’autre on montre si près d’être réparée, n’était l’intervention d’un nouveau songe ! Que dire enfin du commentaire laborieux et pesant qui entoure, enlace et écrase toutes ces fleurs poétiques, déjà par elles-mêmes si peu naturelles, si péniblement travaillées ? Que dire de la froide allégorie qui recouvre le tout, de l’exégèse aussi étrange que puérile qui épluche chaque mot, crie à tout moment au miracle et attache par exemple un sens si extraordinaire au nombre neuf ! Il a rencontré pour la première fois sa bien-aimée à l’âge de neuf ans, et la seconde fois à celui de dix-huit, c’est-à-dire deux fois neuf ; le nom de Béatrice est revenu toujours le neuvième dans le sirvente sur les soixante belles dames ; elle est morte lorsque le siècle a accompli neuf fois le tour de dix ans (1290), et dans le mois qui est le neuvième de l’année… judaïque ! « Donc, conclut l’amant, Béatrice était un neuf, c’est-à-dire un miracle dont la racine n’est autre que la sainte Trinité ; trois multiplié par lui-même, sans le secours d’aucun autre, donnant le nombre neuf !!.. » On aura beau invoquer les tendances de l’époque, l’esprit mystique du siècle, je ne parviendrai jamais à reconnaître un accent du cœur dans un tel marivaudage chiffré.

LE MARCHESE ARRIGO. — Mais, cher ami, presque tous les poètes de l’amour ont donné par moment dans le travers qui vous choque tant chez l’auteur de la Vita nuova- Pétrarque lui-même...

LE POLONAIS. — De grâce, marchese, soyons assez respectueux envers Dante pour ne pas faire intervenir dans sa cause cet affreux grand rhéteur qui a nom Pétrarque...