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dans l’objet aimé. C’est la femme au contraire qui y apparaît comme l’être fort et viril : elle est calme, elle est réservée et sait garder le secret de son cœur ; elle tient à sa dignité, sinon à son devoir ; elle est la donna, la domina, et elle domine l’amant de toute la hauteur de l’empyrée où il l’a placée. Qu’il y ait dans tout cela bien de la grâce souvent, de la finesse et de la morbidezza, comment le nier ? Mais la mollesse attendrie d’un Percy, la mâle vigueur d’une Porcia et d’une Imogène, ne sont belles et émouvantes qu’à condition d’être passagères : prolongées au-delà d’une situation exceptionnelle, devenues l’habitude et la règle, elles dénotent une grave perturbation morale, aussi funeste à l’art qu’à la vie. Les admirables strophes de Pétrarque sur l’esclavage de l’Italie, je les trouverais bien autrement admirables encore, si je ne les voyais mêlées à des milliers de vers tous en l’honneur de cette servitude amoureuse qui a peut-être le plus contribué à énerver l’Italie et à prolonger sa servitude politique.

LE VICOMTE GERARD. — Mais ce sont là des hérésies abominables que vient nous professer l’homme des neiges et des frimas !.. Qu’en pensez-vous, marchese ?

LE MARCHESE ARRIGO. — Je pense avec notre divin Alighieri :

O settentrional vedovo sito,
Poichè privato se’ di mirar quelle ![1]

LE POLONAIS. — Si du moins cette poésie parvenait à nous faire aimer, à nous faire seulement connaître les femmes qu’elle glorifie et idolâtre à ce point ; si elle essayait de nous initier à leur vie, de nous intéresser à leur sort, de nous laisser de ces donne gentile une impression forte, saisissante et plastique, comme en sait produire un Catulle, un Goethe ou un Heine en nous parlant de sa bien-aimée ! Mais vous doutez-vous seulement de ce qu’a pu être la Lia ou la Lucia de Boccace ? et pour vous représenter Béatrice, avez-vous d’autre signalement que le voile blanc et l’olivier, le manteau vert et la robe couleur de flamme sous lesquels elle apparaît dans le Paradis terrestre[2] ? — La grande controverse sur les trois Léonore, les deux Lucrezia et les deux Vittoria, eût-elle jamais pu naître sans le caractère amorphe du chant amoureux du Tasse, sans ce parti -pris du poète de nous dérober la figure et d’éviter jusqu’à la plus légère image de la divinité qui l’inspire et qu’il nous convie à adorer avec lui ? — Des quatre cents sonnets, canzones, sextines, ballades et madrigaux qui composent à peu près le

  1. Purg., I, 26-27.
  2. Purg., XXX, 31-33.