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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 37.djvu/737

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propre splendeur !.. Je me garderai de poursuivre l’analyse ; je ferai remarquer seulement avec quel soin ces sonnettistes évitent toute note aiguë et violente, tout cri vraiment passionné et frémissant, le cri, par exemple, d’un cœur torturé par la jalousie ou déchiré par la trahison. Ils aimaient cependant, ils prétendaient du moins aimer des femmes enchaînées dans les liens du mariage, des femmes courtisées par les plus brillans, les plus séduisans cavalieri d’une société voluptueuse et légère ! Mais les angoisses de la jalousie, les rages de l’amour trahi, c’étaient là des sentimens trop forts, trop disparates et dissonans pour trouver place dans une poésie toute de sourires et de soupirs, de complimens et de concetti.

Encore moins y saisirez-vous le plus léger indice de cette énergie virile et morale, de cette lutte du devoir contre la passion, de la conscience contre l’entraînement des sens, qui après tout est la grande tâche et la vraie dignité de l’homme. Cela est d’autant plus remarquable que ces mêmes poètes, dans leurs épanchemens intimes et pour ainsi dire en dehors de leurs fonctions officielles de chantres de l’amour, — que Tasse, par exemple, et Pétrarque, dans leurs lettres et leurs écrits en prose, — ne se montrent nullement exempts de tout scrupule et remords, et se reprochent même, avec bien de la véhémence souvent, leurs coupables ardeurs. Mais dans leurs poésies, il n’y a pas trace de ces hésitations ou de ces doutes : là, au contraire, l’amour apparaît comme le dieu vrai, le dieu unique de l’univers, le maître absolu et légitime auquel il est, glorieux d’obéir, de se soumettre dans un renoncement absolu. Ces « flèches perfides», ces saette d’amor, dont ils nous parlent sans relâche, rappellent ainsi singulièrement les armes que l’Indien enduit de son terrible curare : elles tuent la volonté et toute puissance motrice et ne laissent subsister que la sensibilité. La sensibilité, la faculté féminine par excellence, devient ici, — phénomène curieux ! — la grande vocation et la principale vertu de l’homme : il ne combat pas, il ne réagit pas, il n’agit pas ; il tient à proclamer hautement et à bien faire valoir son état tout passif, souffrant et nerveux ; — et ce n’est pas là un des traits les moins caractéristiques, ni les moins déplaisans de la poésie amoureuse, que ce renversement étrange des rôles et des sexes. Il est de l’essence de la femme de faire d’un sentiment, d’une affection, l’affaire unique de sa vie ; il est clans sa nature de s’attacher, de se dévouer et de vouloir obéir ; c’est son charme incomparable que le besoin de s’émouvoir, de s’attendrir et de tout rapporter au cœur. Dans le monde des sonnets, toutes ces qualités deviennent les attributs obligés de l’homme, de l’amoureux : il pleure, il tremble, il s’évanouit et il craint jusqu’aux songes ; il se fait un mérite de son entière soumission, de son humilité, de sa patience à toute épreuve, et il ne demande qu’à se perdre et à s’anéantir