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inaction totale où elle languit isolée dans l’univers, à charge aux autres et prête à se détester elle-même. Voilà, mademoiselle, un affreux tableau. Cependant voilà une idée de l’état que j’ai souvent éprouvé, état d’autant plus pénible qu’on n’a pas même la consolation de se répandre au dehors. On craint de se plaindre de maux qui n’ont pas d’objet sensible, qui paroissent partis plutôt d’une humeur fantasque que d’un cœur affaissé sous son propre poids. On n’a pas de ressource même avec ses meilleurs amis. Il y a plus de gens qui pensent qu’il n’y en a qui sentent et ceux-là n’entendroient point le langage de vos malheurs. Je vous ai connu, mademoiselle, tout est changé pour moi. Une félicité au-dessus de l’empire, au-dessus même de la philosophie, peut m’attendre. Mais aussi, un supplice réitéré chaque jour et aggravé toujours par la réflexion de ce que j’ai perdu peut me tomber en partage. Cependant Socrate remercioit les dieux de l’avoir fait naître Grec ; je les remercierai toujours de m’avoir fait naître dans un siècle, de m’avoir placé dans un pays où j’ai connu une femme que mon esprit me fera respecter comme la plus estimable de son sexe pendant que mon cœur me fera sentir qu’elle en est la plus charmante. Voilà, direz-vous, du sérieux, du lugubre, du tragique même. L’ennuyeux personnage ! Peut-on s’empêcher de bâiller en le lisant ! bâillez, mademoiselle, je sens que je l’ai mérité, mais j’ai mérité aussi que vous ajoutiez : il seroit cependant à souhaiter que tous les prédicateurs fussent aussi convaincus de ce qu’ils disent que celui qui vient de m’ennuyer et de modifier.

J’ai l’honneur d’être, avec une considération et un attachement tout particulier,

Mademoiselle,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
Le Fils du roi Moabdar.


Je ne sais si mes lecteurs partageront mon impression, mais je ne peux trouver dans ces lettres aucun accent sincère et passionné. Je n’y vois que l’œuvre d’un bel esprit qui écrit des lettres d’amour comme on écrirait un exercice de français, et qui appelle à son aide les figures dont l’usage est recommandé par les manuels de rhétorique. Gibbon ne se contentait pas d’écrire à Suzanne Curchod les lettres que l’on vient de lire et dont j’ai respecté les incorrections de tout genre. Jaloux, sans doute, des madrigaux vaudois qu’elle recevait, il s’adressait également à elle en vers. Je dois dire que la pièce dont je vais citer quelques fragmens ne porte aucune signature. Mais il est impossible de ne pas la lui attribuer, d’abord parce qu’il prend soin de se désigner lui-même, dès la première strophe, ensuite parce que cette pièce est manifestement l’œuvre d’un