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telle opération ne seraient pas les seules, et au point de vue politique les résultats en seraient fort incertains. Il ne faut pas croire en effet qu’il suffise de l’abrogation légale du mir pour faire disparaître l’esprit et les traditions d’un régime séculaire qui a encore les sympathies des masses. Les familles qui se jugeraient lésées par la liquidation de la communauté, le prolétariat rural qui ne manquerait point de se former rapidement, resteraient pour des générations imbus des notions du mir et des souvenirs du partage égal. L’imagination populaire aurait là pour longtemps un principe d’agitation qui, dans les rangs du peuple, recruterait aisément à la révolution des complices et des prosélytes.

Maintenu ou supprimé, le système des communautés de village fournit aux novateurs une arme dont ils ne se feront pas faute d’user. Grâce au mir moscovite, c’est sous forme agraire que se présentent en Russie la révolution et le socialisme ; c’est sous cette forme qu’ils ont quelque chance de s’infiltrer dans le peuple. La Russie se croit la nation de l’Europe la moins exposée de ce côté, peut-être est-ce celle qui l’est le plus. C’est le seul état du monde civilisé où l’on puisse tenter de supprimer la propriété par décret. Les nihilistes savaient ce qu’ils faisaient quand il y a une vingtaine d’années déjà ils inscrivaient sur leur drapeau les deux mots de Terre et Liberté : Zemlia i Volia. C’est pour semer chez le peuple des convoitises et des colères avec des déceptions que les fauteurs de désordre colportent de temps en temps dans les campagnes le bruit d’une nouvelle répartition de terres aux paysans, et forcent le gouvernement à démentir officiellement ces insidieuses rumeurs[1]. Si malheureux qu’aient été jusqu’ici les efforts des esprits malintentionnés, la crédulité toujours expectante du moujik leur a déjà valu quelques succès et quelques dupes.

Au mois de juin 1879, par exemple, on a jugé à Kief une quarantaine de paysans convaincus d’avoir formé une société secrète dans les communes rurales d’un district de la province. L’impulsion, comme toujours, partait du dehors ; cette fois elle venait de trois hommes qui par leur origine eussent pu personnifier les classes où la révolution recrute ses agens les plus zélés. L’un était fils de prêtre, le second bourgeois d’une ville, le troisième sortait de la petite noblesse. Sous cette direction étrangère, les moujiks du district de Tchighirine avaient formé des associations clandestines destinées à prendre possession des terres n’appartenant pas aux communautés de village et à les partager également entre les paysans des communes. Ces associations qui se donnaient à elles-

  1. Le ministre de l’intérieur a été, en juin 1879, obligé d’adresser à ce sujet une circulaire aux administrations locales.