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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 37.djvu/917

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en plein air durent cesser, et alors on arpenta sans relâche le pont que recouvrait la tente ; d’autres fois, on réussissait à faire de longues excursions aux campemens des Tchouktchis. Puis, lorsque les journées devinrent excessivement courtes, les explorateurs durent se borner à visiter de nouveau la petite bourgade de Pitlekaj, devant laquelle, si l’on s’en souvient, la Vega avait jeté l’ancre ; là aussi se trouvait placé l’observatoire. Hélas ! cette distraction fit bientôt défaut. La pêche venant à manquer dans les premiers jours de l’année, les Tchouktchis de cette bourgade levèrent leur campement et allèrent s’établir vers Najkaj, à 12 milles à l’est de la Vega.

« Comme presque tous les peuples sauvages, raconte le professeur Nordenskjöld, nos amis, faute de songer au lendemain, n’avaient fait aucune provision pour l’hiver. Le peu de lard de phoque que les habitans de Pitlekaj avaient mis en réserve était épuisé avant le nouvel an, quoiqu’ils eussent tous reçu journellement leur nourriture à bord de la Vega et vécu pendant un mois de nos dons. Quand, par hasard, ils prenaient un phoque dans une crevasse, ils en mangeaient largement, mais, la dernière bouchée avalée, ils venaient mendier en nous criant : « Oinga murgin Kaukau ! Je n’ai rien à mettre sous la dent ! » Outre les restes de notre cuisine, ils reçurent pendant notre séjour dans leur voisinage 2,000 livres de pain frais. Ils étaient sans montres, mais personne mieux qu’eux ne savait l’heure de nos repas. Il faut reconnaître, toutefois, qu’ils nous ont rendu de grands services, car ces pauvres gens, toujours gais et alertes, ont passé de bien longues heures, sur le pont de notre bateau à scier du bois, et cela, par une température de 40° au-dessous de zéro. Ils mirent également leurs traîneaux à notre disposition ; ils nous donnèrent aussi bon nombre de spécimens ethnographiques qui nous serviront puissamment à établir le degré d’industrie et d’art de ce peuple, qui en est encore presque à l’âge de pierre. Les Tchouktchis ne sont pas voleurs, mais ils sont fort rusés, et bien souvent ils nous ont vendu pour des lièvres des renards écorchés auxquels ils avaient coupé la tête et les pattes. Dans les courses en traîneaux que nous faisions avec eux, ils n’étaient préoccupés que d’une idée, celle de savoir si, au retour, la récompense serait du tabac ou un verre d’eau-de-vie, qu’ils appellent ram. Ce sont les deux produits de notre civilisation qu’ils préfèrent. Cependant, j’ai vu un jour un Tchouktchis refuser de l’eau-de-vie pour rapporter du pain à ses enfans, dévoûment bien rare chez eux. »

Quoique la présence à bord des indigènes fût souvent importune, le commerce journalier qu’ils entretenaient avec M.