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ombres vaporeuses ? S’ils brillaient purs et sans nuages, où trouverais-je ailleurs une retraite, un temple plus à mon gré ? Ici je vivrais heureux… mais que dis-je ? Je suis père, époux, citoyen ; mille devoirs me réclament. Non, ma vie, tu n’es pas à moi. Adieu, cher jardin ; adieu, doux asile. Les soucis de l’état, le bien de la patrie, me rappellent à la ville. Garde, moi absent, tous tes charmes ; je reviendrai te demander encore de soulager les chagrins qui m’attendent et de guérir mon âme des atteintes auxquelles je vais m’exposer[1]. »

Ne croirait-on pas lire une page de l’antiquité et l’invocation d’un sage ? Il l’était en effet, et sa vie entière fut celle d’un homme de bien. Les principaux épisodes de sa lutte avec Wang-ngan-Ghé nous montreront plus en relief cette figure originale d’un ministre conservateur, patriote sincère, poète à ses heures de loisir, courageux à l’occasion, philosophe toujours.

Les sophismes brillans du novateur n’étaient pas de nature à le séduire. Il avait trop l’expérience des hommes et des affaires pour prêter une oreille crédule à des projets dont seul alors il mesurait la gravité. Agé de cinquante-sept ans, il avait traversé des jours difficiles, lutté avec énergie contre les doctrines nihilistes au début du nouveau règne, et, par ses sages conseils, conjuré à plusieurs reprises un effondrement redoutable. M. Abel Rémusat a publié sur cet homme d’état une notice biographique d’où nous extrayons le parallèle suivant entre son antagoniste et lui :

« Chen-Tsoung, en montant sur le trône avait voulu s’entourer de tout ce que l’empire renfermait d’hommes éclairés ; dans ce nombre, il n’était pas possible d’oublier Ssé-ma-Kouang. Cette nouvelle phase de sa vie politique ne fut pas moins orageuse que la première. Placé en opposition avec un de ces esprits audacieux qui ne reculent, dans leurs plans d’amélioration, devant aucun obstacle, qui ne sont retenus par aucun respect pour les institutions anciennes, Ssé-ma-Kouang se montra ce qu’il avait toujours été, religieux observateur des coutumes de l’antiquité et prêt à tout braver pour les maintenir.

« Wang-ngan-ché était ce réformateur que le hasard avait opposé à Ssé-ma-Kouang comme pour appeler à un combat à armes égales le génie conservateur qui éternise la durée des empires et cet esprit d’innovation qui les ébranle. Mus par des principes contraires, les deux adversaires avaient des talens égaux ; l’un employait les ressources de son imagination, l’activité de son esprit et la fermeté de son caractère à tout changer, à tout régénérer ; l’autre, pour résister au torrent, appelait à son secours les souvenirs du passé, les exemples des anciens et ces leçons de l’histoire, dont il avait toute sa vie fait une étude particulière. »

  1. Mémoires sur la Chine, t. II, p. 645.