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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 37.djvu/97

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respectable ne tarda pas à l’associer à cette intimité. Pour dire toute la vérité, je crois que sans doute avant son mariage Moultou n’avait pas été tout à fait insensible à la beauté de Suzanne Curchod et que l’affection fidèle qu’il conserva toute sa vie pour elle n’avait fait que succéder à un autre sentiment : « Je vous ai beaucoup aimée, mademoiselle, lui écrivait-il un jour, je vous aime encore ; je vous aimerai vraisemblablement toujours, mais cette amitié qui fera mon bonheur ne peut plus contribuer au vôtre. » Et dans une autre lettre : « Il faut, ma chère amie, que je m’explique une fois avec vous, et cette explication devroit être inutile. Vous avés toujours cru que j’avois pour quelqu’un au monde plus d’amitié que pour vous. Oh ! que vous avés mal lu dans mon cœur ! D’autres sentiments pourront vous avoir trompée ; mais ces sentiments que j’ignore, que je dois ignorer, que je dois laisser ignorer à toute la terre, à ceux-là surtout qui me les auroient inspirés, ces sentiments qui pouvoient faire le malheur de ma vie en ont fait le plus grand charme quand je les ai vus sous les couleurs de l’amitié. Brûlés donc ma lettre et ne soyés plus injuste. Vous avés dans mon cœur des droits aussi inviolables que saints. Je serai toujours le même pour vous, et la mort même ne finira pas, je l’espère, une amitié qui aura fait dans tous les temps l’une des plus grandes douceurs de ma vie. »

Celle que Moultou appelle dans cette lettre « sa chère amie » ne demeurait pas en reste avec lui de protestations affectueuses. Leur correspondance, qui a duré près de trente ans et que la mort de Moultou a seule interrompue, étonnerait par la vivacité avec laquelle s’exprime leur affection mutuelle, si ce ton n’était celui du siècle, et si l’habitude n’eût pas été alors de prêter aux sentimens les plus honnêtes et les plus droits le langage d’une passion un peu ampoulée. Dans les premiers temps de leur attachement, Suzanne Curchod avait fait paraître dans un recueil suisse « un portrait de son ami, » que M. Necker a inséré dans la publication des œuvres de sa femme. Après avoir peint ses traits ni mâles, ni efféminés, son sourire doux et tendre, sa physionomie fine, expressive, un peu singulière, elle posait cette question délicate : « Vaudrait-il mieux l’avoir pour ami que pour amant ? » et elle y répondait ainsi : « Dans l’amour il porterait trop d’enthousiasme ; peut-être ne chérirait-il que le simulacre de son imagination ; d’ailleurs il serait difficile de le satisfaire, parce qu’il serait difficile d’aimer comme lui. Si M… m’avait aimée, je doute qu’il m’eût connue, son amitié me flatte davantage. » Et elle terminait en s’écriant : « Cœur assez vaste pour contenir le genre humain, assez étroit pour ne recevoir que deux ou trois amis, ah ! que je voudrais être du nombre ! »

On peut penser qu’environnée d’amis aussi fidèles Suzanne