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de ses nouvelles, et s’il est vrai qu’elle soit grosse, il se laisse aller à la vivacité de ses regrets et trace ce tableau animé où il peint au vif le salon de Mme Necker et lui-même :


Il n’y a point de vendredi que je n’aille chez vous en esprit. J’arrive, je vous trouve tantôt achevant votre parure, tantôt prolongée sur cette duchesse. Je m’assieds à vos pieds. Thomas en souffre tout bas, Morellet en enrage tout haut, Grimm, Suard en rient de bon cœur, et mon cher comte de Creütz ne s’en aperçoit pas. Marmontel trouve l’exemple digne d’être imité, et vous, madame, vous faites combattre deux de vos plus belles vertus, la pudeur et la politesse, et dans cette souffrance vous trouvez que je suis un petit monstre, plus embarrassant qu’odieux. On annonce qu’on a servi. Nous sortons, les autres font gras, moi je fais maigre, et mange beaucoup de cette morue verte d’Écosse que j’aime fort, je me donne une indigestion tout en admirant l’ardeur de l’abbé Morellet à couper un dindonneau. On sort de table, on est au café, tous parlent à la fois. L’abbé Raynal convient avec moi que Boston et l’Amérique anglaise est à jamais séparée d’avec l’Angleterre, et dans le même moment Creütz et Marmontel conviennent que Grétri est le Pergolèse de la France ; M. Necker trouve tout cela bon, baisse la tête et s’en va. Voilà mes vendredis. Me voyez-vous chez vous comme je vous vois ? avez-vous autant d’imagination que moi ? Si vous me voyez et si vous me touchez, vous sentirez qu’à présent je vous baise tendrement la main. Mais vous souriez ? Adieu donc, je suis content.


Cependant il n’a pas tout à fait pardonné à Mme Necker d’avoir gardé vis-à-vis de lui « le froid maintien de la décence, » et après deux années écoulées, il lui cherche encore querelle à ce sujet :


Naples, ce 6 Juillet 1771.
Ma divinité !

Enfin une lettre de vous est venue me trouver. Si cela continue, je n’en demande pas davantage à la déesse de l’amitié. Vous êtes toujours dans les mêmes principes à ce que dit votre lettre ; tant mieux pour M. Necker, tant pis pour les autres. Cela me fait plaisir à moi pourtant, puisque cela prouve que j’étois l’Hector de cette Troie et que

......Si Pergama dextra
Defendi possent, etiam hac defensa fuissent
.

Si la chose eût été faisable, je l’aurois faite. Réjouissons-nous donc et triomphons dans la déroute générale.