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mésaventure qui est arrivée à Mme Necker. L’impression d’ennui profond que causa dans son salon la première lecture de Paul et Virginie est demeuré une de ces anecdotes classiques dont le souvenir a dû consoler plus d’un auteur incompris. J’ai cherché dans les nombreux documens qui m’ont passé sous les yeux quelque trace de cette anecdote et je n’en ai découvert aucune. Mais j’ai trouvé deux lettres de Bernardin de Saint-Pierre antérieures à la publication de Paul et Virginie, et qui datent de ces années de sa vie où, inquiet, besogneux et tourmenté non moins par son caractère que par son génie, il frappait à toutes les portes, aussi bien à celle de Rousseau qu’à celle des encyclopédistes. La première de ces lettres, qui est fort courte, accompagne l’envoi de son Voyage à l’île de France ; « ce n’est point, dit-il, un hommage qu’il rend à la beauté de Mme Necker ni un tribut qu’il paie à son esprit, c’est un exercice qu’il offre à sa sensibilité. » Je publierai en entier la seconde, où l’on verra Bernardin de Saint-Pierre, doutant encore de son génie, tout à la fois se proposer d’écrire une Histoire de Guillaume Tell, demandera M. Necker la communication de son mémoire sur la compagnie des Indes (où il sollicitait en ce moment même d’être envoyé en mission), et comparer entre temps Mme Necker à Vénus :


Madame,

Si vous aviés, à la fin de cette semaine ou au commencement de la semaine suivante, un jour où vous n’eussiés ni beaucoup de plaisirs ni beaucoup d’affaires, si dans ce jour, il y avoit un quart d’heure dont vous puissiés disposer avec M. Necker, je vous prie de me le réserver, J’ai retrouvé dans de vieux papiers un manuscrit sur lequel je voudrois consulter des personnes qui eussent des lumières, du goust et surtout de la sincérité. Je ne sçaurois mieux m’adresser qu’à vous, madame, qui pensés si noblement et qui écrives si bien. Si je pou vois me fier à mes talents, j’employerois mon loisir à écrire quelque histoire, et un des plus beaux sujets à mon avis est celle d’un de vos compatriotes Guillaume Tell, qui occasiona la révolution de la Suisse. Mais où prendre des matériaux, et surtout des connoissances sur les mœurs et la nature d’un pays où je n’ai jamais été ? Voilà où vous et M. Necker pouvés m’aider en suposant toutefois que j’aye assés de talent pour y réussir et que vous ayés assés d’estime pour moi pour me le dire.

Je crois que vendredy prochain vous aurés beaucoup de monde ; il me semble qu’il y a une partie faite, de dames, de beaux esprits, de gens aimables. Ils ont raison. Certainement Paphos n’avait pas de vues plus riantes que Saint-Ouen, et Vénus vous ressembloit beaucoup si ce