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connaissant bien sa carte. » Avec les témoins ou les serviteurs de la révolution et de l’empire, dont il se faisait le familier, il avait l’impression directe, aussi juste que vive, des événemens et des personnages du grand drame français et européen. A tous il demandait le secret de leur expérience ou de leurs souvenirs, et en les interrogeant, en les écoutant, il les devançait, il discutait, il paraissait déjà tout savoir, guerre et politique, diplomatie, administration et finances.

Physionomie certes curieuse, singulièrement vivante ! Tout se réunissait ou se combinait dans ce jeune homme des classes nouvelles occupé à se frayer un chemin, — l’impétuosité et la mesure, l’imagination d’un artiste et la raison bourgeoise, l’ardeur d’un combattant engagé sous un drapeau d’opposition et l’instinct du gouvernement, la passion des grands intérêts et le goût des détails, l’art de tout animer, le mouvement, la décision avec la cordialité et la bonne humeur. C’était l’originalité de M. Thiers! Tous ces traits d’une nature heureuse, vivacité, souplesse, compréhension rapide, lucidité, tous ces traits, ils étaient déjà sans doute dans les coups d’essai par lesquels M. Thiers se signalait à son entrée dans les journaux ; ils se rassemblaient et s’accentuaient surtout dans une œuvre plus vaste, poursuivie pendant plusieurs années, qui était tout à la fois la révélation d’un talent grandissant, une nouveauté historique et un livre de combat politique, — l’Histoire de la révolution française.

L’homme était certainement fait pour l’œuvre, et on pourrait dire que M. Thiers en portait le germe à son arrivée à Paris. Il en traçait le programme, il en précisait du moins la pensée première et le dessin général dans ces pages ardentes par lesquelles il débutait au Constitutionnel, où, prenant à partie M. de Montlosier, il relevait et résumait les titres de la révolution française pour les opposer aux résurrections d’ancien régime. C’est l’esprit tout plein de cette pensée qu’il s’était mis au travail à la première occasion offerte par un libraire, sans pressentir encore peut-être l’étendue de ce qu’il entreprenait. Il avait commencé avec un prête-nom, ou une sorte de patronage d’un homme tombé depuis dans l’oubli, Félix Bodin, qui du reste ne lui donnait que son nom et avait le bon goût de s’effacer presque aussitôt. Au moment où M. Thiers s’engageait dans son immense entreprise, à ses côtés M. Mignet, lui aussi, abordait à sa manière, avec son esprit sobre et généralisateur, le redoutable problème de l’époque révolutionnaire. Les deux premiers volumes de M. Thiers paraissaient à l’automne de 1823 ; le vigoureux et saisissant précis de M. Mignet paraissait en 1824. Les deux amis travaillaient ensemble dans leur fraternelle intimité, comme des émules animés du même feu, allant au même but, se