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des officiers qui prirent part à cet engagement : la première volée tirée par la frégate française tomba tout entière à l’eau. Ce fut ainsi que nous débutâmes, malgré nos excellens canonniers, devant Sébastopol et devant Kinburn. Bouvet, le front calme, descend dans la batterie. « Encore une volée comme celle-là, mes enfans, dit-il à ses jeunes conscrits qui voyaient le feu pour la première fois et qui, naturellement, devaient consulter d’un air un peu anxieux son regard, encore une volée aussi bien pointée, et la frégate anglaise est à nous ! » À quoi eussent servi des reproches, des recommandations indignées de mieux viser ? Le capitaine, qui, en pareille occasion, injurie son équipage est un capitaine qui perd la tête. Bouvet est satisfait ; il n’en songe pas moins à trouver le moyen de rectifier son tir. Comment y parviendra-t-il ? me demanderez-vous : il élonge l’Amelia bord à bord et maintient, pendant près de deux heures, le combat vergue à vergue. D’un navire à l’autre, les canonniers s’arrachaient les écouvillons.

Bouvet, qui, suivant l’expression d’un de ses officiers, « commandait comme on cause », contemplait en souriant cette lutte acharnée ; il n’avait plus à craindre que ses boulets tombassent à la mer. Debout sur l’écoutille du gaillard d’arrière, il gardait près de lui, pour transmettre ses ordres, un enseigne de vaisseau, le jeune Danycan. Tout à coup Danycan saisit brusquement le bras de son capitaine. C’est de l’enseigne lui-même, devenu capitaine à son tour, que je tiens ces détails. Bouvet le regarde, froidement étonné. Danycan, dans son émotion, ne profère pas une parole, mais sa main étendue montre au sabord de la frégate ennemie la gueule d’une caronade braquée sur le groupe qui lui fait face. Le chef de pièce s’est baissé et souffle sur la mèche du boutefeu ; il va la poser sur la lumière. Bouvet hausse les épaules : « Le coup ne partira pas, » dit-il, et en effet le coup ne part pas ; la pièce était mal chargée. Le capitaine Danycan fut toujours un homme simple et sans emphase : quand il racontait cette journée, ses traits s’illuminaient, son œil, d’ordinaire terne et à demi éteint, jetait des étincelles ; l’enthousiasme des vieux jours renaissait dans sa voix. Quel culte il conservait pour son ancien chef ! Un an plus tard il était fait prisonnier, revenant de croisière sur la frégate la Sultane. Les Anglais bloquaient alors l’entrée de Saint-Malo, car ils pensaient que le capitaine Bouvet y viendrait aborder, et c’était lui surtout qu’ils tenaient à conduire à Londres. Le calme avait interrompu le combat de l’Aréthuse et de l’Amelia ; de folles bouffées de vent séparèrent les deux adversaires. L’impression produite en Angleterre n’en resta pas moins tout à notre avantage. Voici de quelle façon s’exprimait le Times, interprète fidèle des sentimens d’un grand peuple. « Ce combat a duré trois heures et demie pendant un calme plat ; les