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l’individu, dont la toute-puissance paternelle et maritale méconnaissait primitivement les droits les plus essentiels, on doit espérer pour l’avenir une reconstitution, une réintégration de la famille, non plus sur l’antique principe de la coopération par contrainte et de l’autorité absolue du chef, mais sur le principe moderne de la coopération volontaire et de l’affection réciproque. La famille redeviendra, à un point de vue différent, ce qu’elle fut autrefois : une petite société distincte et puissante, ayant sa vie propre, sa morale particulière, au sein du grand organisme social. L’état, qui a dû peu à peu soustraire l’enfant à l’absolutisme sans limites qui l’écrasait à l’origine, renoncera sans scrupule à une partie de la tutelle qu’il s’est attribuée, tutelle de moins en moins nécessaire à mesure qu’une affection éclairée tend à devenir le mobile principal de la conduite des père et mère envers leurs enfans. Surtout il abandonnera son rôle de professeur et d’éducateur, parce qu’au jugement de M. Spencer, il le remplit fort mal, et que la famille (plutôt, il est vrai, la famille de l’avenir que celle d’aujourd’hui) est, en cette matière, seule compétente. Plus et mieux aimés, les enfans, à leur tour, aimeront mieux et davantage ; une reconnaissance plus vive, le souvenir ému d’une jeunesse qui n’aura pas grandi dans une autre atmosphère que celle du foyer domestique, les retiendront auprès de leurs parens jusqu’à la fin ; on ne verra plus les dernières années de la vie s’éteindre tristement dans la solitude, et la piété filiale, plus caressante, paiera plus abondamment les vieillards des soins plus tendres qu’ils auront eux-mêmes prodigués à leurs enfans.

Assurément ces vues qui terminent l’ouvrage de M. Spencer ne sont pas toutes à l’abri de la critique ; mais en général elles sont élevées et n’ont pas le caractère chimérique que revêtent si facilement les spéculations sur l’avenir. En fait d’organisation domestique, M. Spencer est loin d’être radical, il serait plutôt conservateur. Il faut d’ailleurs rendre cette justice à la doctrine de l’évolution : c’est que, dans ses applications à la science sociale, elle repousse comme illusoire toute tentative de transformation entière et soudaine ; elle est la négation même, dans l’histoire de l’humanité, de ce que Fourier appelait les écarts absolus. Une amélioration insensible et très lente, trop lente peut-être, de ce qui a été et de ce qui est aujourd’hui, voilà tout ce qu’elle permet d’espérer. Et cette amélioration, redisons-le pour résumer d’un mot toutes nos critiques, elle a le double tort de la déclarer nécessaire en méconnaissant le libre arbitre, et de la rendre inexplicable en plaçant au sein des forces biologiques, sans conscience et sans moralité, le germe de tout le progrès humain.


L. CARRAU