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inexpérience n’enlevait rien au sentiment de son bonheur, et lorsqu’elle écrivait à Moultou, elle n’en signait pas moins : la plus heureuse des femmes et la plus tendre des amies. Dans une lettre qu’elle adressait à une compagne de son enfance, elle entrait avec plus d’abandon dans les détails de sa vie :


Tu t’attends, mon ange, à un tableau fidelle de mon état qui, je le sais, fait une partie essentielle du tien : j’ai épousé, ma chère, un homme qui est à mes yeux le plus aimable des mortels, et je t’assure que je ne suis pas la seule à en juger ainsi. J’ai eu du penchant pour lui dès que j’ai commencé à le connoître, et je te l’aurois dit, si j’eusse été près de toi, mais je n’osois te l’écrire. À présent je ne vois plus que mon mari dans toute la nature ; tous mes goûts, tous mes sentiments se rapportent à lui ; je ne fais cas des autres hommes que selon qu’ils se rapprochent plus ou moins de lui et je ne les compare que pour avoir le plaisir d’apercevoir les différences… Les attentions de mon mari sont incroyables ; mais je ne suis sensible à rien qu’à son attachement, et le mien pour lui a pris tant de forces que je ne vois que lui dans la compagnie la plus agréable et qu’un homme pour qui j’avois eu quelque goût ne m’étoit qu’ennuieux loin de mon cher mari. Telle est ma situation, mon cher cœur, ma vie est entre les mains de Dieu ; je ne le prie plus de me l’ôter ; je ne lui demande pas de me la conserver ; je me remets avec confiance entre les mains de celui qui m’a conduite avec tant de soins et de bontés.


Toutefois, la tournure un peu caustique de son esprit ne laissait pas que de subsister au milieu de son enthousiasme conjugal, et dans une lettre à la belle-sœur de Moultou, à cette Gothon chérie, loin de laquelle jadis elle croyait ne pas pouvoir passer sa vie, elle trace du caractère de son mari ce portrait railleur :


Figure-toi le plus mauvais plaisant de l’univers, si heureusement enchanté de sa supériorité qu’il ne s’aperçoit pas de la mienne, si convaincu de sa pénétration qu’il se laisse attraper sans cesse, si persuadé qu’il réunit tous les talents dans le plus haut point de perfection qu’il ne daigne pas chercher ailleurs des modèles ; jamais étonné de la petitesse d’autrui, parce qu’il l’est toujours de sa propre grandeur ; se comparant sans cesse à ce qui l’entoure pour avoir le plaisir de ne point trouver de comparaison ; confondant les gens d’esprit avec les bêtes parce qu’il se croit toujours sur une montagne dont la hauteur met de niveau tous les objets inférieurs ; préférant cependant les sots, parce, dit-il, qu’ils font un contraste plus frappant avec mon sublime génie ; d’ailleurs aussi capricieux qu’une jolie femme et plus curieux qu’elle.