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semble n’être plus aussi décisif ; c’est qu’il est devenu aujourd’hui possible à un Allemand d’exprimer ouvertement des doutes sur les avantages que la conquête de l’Alsace-Lorraine a procurés à l’empire sans avoir à craindre qu’on l’accuse d’outrager la dignité allemande ; c’est enfin qu’il se produit, çà et là, comme des symptômes de résipiscence au sujet des funestes conséquences qu’a eues pour la prospérité de l’Allemagne la politique des annexions violentes. Ces symptômes sont visibles, mais il faut se garder d’en exagérer la portée et surtout d’en attendre aucun effet pratique. Il ne suffit pas qu’un député socialiste comme M. Bebel, ou un journal progressiste tel que la Volkszeitung de Berlin, ou encore le Beobachter de Francfort, ait présenté à cet égard quelques considérations sensées pour qu’il soit permis de tenir pour ouverte une question à la discussion de laquelle aucun gouvernement soucieux de l’unité allemande ne pourra au contraire se prêter de longtemps, car la possession de l’Alsace-Lorraine forme comme la clé de voûte de l’œuvre unitaire. Il n’y a là-dessus aucune illusion à se faire : l’Allemagne est condamnée à retenir et à défendre par la force ce qu’elle a conquis par la force ; une rétrocession bénévole et amiable, si avantageuse qu’elle pût être et si désirable qu’elle pût lui sembler, serait de sa part un aveu de faiblesse qui équivaudrait à une abdication. Ces doutes qui, de divers côtés, commencent à se faire jour sur les mérites de la politique de conquête doivent néanmoins être recueillis comme des indices de la lassitude que causent au peuple allemand les charges croissantes qui lui sont imposées par cette politique. Le pays, écrasé par le militarisme et ses exigences, troublé et appauvri par la concurrence de l’industrie alsacienne, désabusé de maints rêves et de maintes illusions, semble bien revenu de ces farouches élans et de ces belles audaces que lui avait inspirés une fortune trop vite envolée. Que nous sommes loin de ces jours d’ivresse où la conquête de l’Alsace-Lorraine apparaissait à quarante millions d’hommes comme le gage et le talisman auxquels était attachée la grandeur de la patrie allemande ! Cette terre, prétendue germanique, l’Allemagne en a fait un immense camp retranché sans avoir pourtant réussi à s’y trouver chez elle, tant elle rencontre de résistance patiente et de froide obstination chez ces populations qu’elle revendiquait comme étant de sa propre race.

Voilà plus de neuf ans que persiste ce phénomène inattendu, et il n’a encore rien perdu de son énergie, car ce n’est qu’en dissimulant son action derrière l’équivoque parti autonomiste que l’administration allemande a remporté les quelques succès apparens et tout passagers dont il a été fait si grand bruit. Malgré un régime de savante compression, qui avait soigneusement écarté toute entrave gênante, la force d’expansion et d’assimilation de la race allemande