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point alors de représentation légale, c’était par la voix des gens de lettres qu’elle s’exprimait, et ils étaient d’autant plus disposés à croire à l’infaillibilité de cette souveraine nouvelle qu’eux-mêmes préparaient et dictaient ses arrêts. À la vérité, l’appui qu’elle leur prêtait dans les circonstances difficiles n’était pas toujours très solide, et la Bastille était souvent au bout de la carrière périlleuse qu’ils couraient à son service, la Bastille dont, pour eux, les cachots étaient des chambrettes assez commodes, au sortir desquelles un regain de popularité les attendait, mais où ils n’en risquaient pas moins d’être oubliés, si quelque puissant protecteur ne s’agitait pour les en tirer. Ajoutez à cela que les droits de la propriété littéraire n’étaient pas aussi solides ni les profits aussi abondans qu’ils le sont de nos jours ; que le succès de deux ou trois romans ou pièces de théâtre ne faisait point la fortune d’un écrivain, et que la menace perpétuellement suspendue d’une saisie ou d’une interdiction donnait toujours aux libraires ou aux comédiens un prétexte pour payer les auteurs assez maigrement.

La protection de quelque personnage influent, pour éviter la Bastille ou pour en sortir, la bourse de quelque grand financier pour y puiser dans les momens difficiles, tel était donc le double appui dont avaient besoin les gens de lettres au XVIIIe siècle, et l’on pourrait aisément compter ceux qui ont eu assez de courage ou de fierté pour s’en passer. Mais quelle bonne fortune de trouver à la fois ce double appui chez un financier dont les talens reconnus, les relations constantes avec le trésor assuraient déjà le crédit en préparant sa fortune politique, et quel surcroit d’agrémens quand la maison de ce financier était tenue par une femme jeune, belle, aimable, sincèrement éprise du culte des lettres, et attentive à caresser l’amour-propre de ceux qui fréquentaient son salon ! C’est ainsi qu’on peut expliquer qu’il ait suffi à Mme Necker de deux ou trois années pour réunir autour d’elle une société qu’une maîtresse de maison moins favorisée par les circonstances aurait consacré sa vie entière à rassembler. Aussi les appartemens de la rue Michel-le-Comte, qui tenaient aux bureaux de la maison de banque, devinrent-ils rapidement trop étroits pour le nouveau genre de vie de Mme Necker, et le ménage abandonna ces régions lointaines du Marais pour s’établir rue de Cléry, dans une maison connue sous le nom d’hôtel Leblanc. Cet hôtel, qui était situé au coin de la rue du Petit-Carreau et qui, sur les anciens plans de Paris, occupe un emplacement assez vaste, avait appartenu, au commencement du siècle, à ce Claude Leblanc, secrétaire d’état au département de la guerre, que la haine de Mme de Prie avait fini par faire enfermer à la Bastille. La façade en rotonde était majestueuse ; un large escalier