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tinées avec celles des vaincus de Valmy et d’Iéna. Ces prévisions ont été déjouées ; plus de neuf années se sont écoulées, et l’Alsace continue, comme aux premiers jours, à opposer froidement au conquérant une résistance passive que l’habitude a rendue invincible.

On donne ordinairement de ce fait une explication qui n’a rien que de flatteur pour les Alsaciens, puisqu’elle en attribuerait tout le mérite à l’ardeur de leur patriotisme. L’avouerons-nous pourtant ? cette explication nous paraît trop haute pour être tout à fait satisfaisante. Ce n’est certes pas nous qui tenterons de contester la beauté du spectacle qu’ils nous donnent, et qui excite les sympathies des uns et les colères des autres ; nous nous reprocherions d’atténuer ce qu’il offre de consolant à ceux qui aiment à se faire de l’espèce humaine une idée assez élevée pour croire qu’elle porte en elle quelque chose de mieux qu’une aveugle et passive soumission à la force matérielle et un entraînement instinctif a devenir la complice du succès. Mais, si large que l’on fasse la part à ces beaux sentimens, qui sont assurément fréquens en Alsace-Lorraine, il convient d’apprécier humainement les choses humaines et de ne point chercher uniquement les causes de cette résistance à la germanisation dans un désintéressement et une patriotique abnégation qui seraient, en vérité, sans précédent dans l’histoire. C’est affaire aux journalistes et aux politiques en chambre de prêcher la lutte à outrance, en dépit de toute autre considération ; il ne leur en coûte rien, et ils y gagnent au contraire matière à de beaux développemens et au renom de bons patriotes. Mais dans la vie réelle, les choses se passent autrement. Un peuple ne vit pas d’abstractions et ne se nourrit point de phrases. Ils sont rares en tous temps et dans tous les pays les caractères mâles et résolus, prêts à tout sacrifier plutôt que de capituler avec leur conscience, et en Alsace-Lorraine l’émigration qui a été la conséquence forcée de l’option a beaucoup réduit le nombre de ces caractères exceptionnels. Comme l’écrivait Vauban, à propos de la révocation de l’édit de Nantes : « … Les faibles cèdent, se convertissent et supportent volontiers mille maux. Les autres, les énergiques, ceux qui représentent le pays dans ce qu’il a de plus viril, vont porter ailleurs leurs forces et leur industrie. » Toujours et en tous lieux, la majorité, la foule se compose de neutres, peu portés à se déterminer par de purs sentimens ; jamais ils ne s’élèvent bien longtemps ni bien haut au-dessus du terre-à-terre de l’existence étroite dans laquelle ils sont confinés, et l’indifférence leur tient lieu de philosophie toutes les fois qu’il n’y a pas pour eux d’intérêts personnels en jeu.

Cela est vrai surtout dans un pays de petite propriété comme l’est depuis longtemps l’Alsace, dans une région aussi essentielle-