Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/744

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
738
REVUE DES DEUX MONDES.

ment de soixante-seize maisons d’arrêt toutes neuves, dont la construction a été mise à la charge des communes.

Je ne voudrais pas fatiguer le lecteur en m’attardant outre mesure sur ce sujet un peu ardu. Toutefois pour un pays comme l’Alsace-Lorraine, qui a si longtemps joui des bienfaits de la législation française, où, par le développement de la vie économique et sociale et grâce au morcellement de la propriété, les transactions sont nombreuses et les intérêts multipliés à l’infini, la question est de trop d’importance, et les bouleversemens qui seront la suite inévitable de l’organisation judiciaire nouvelle sont trop menaçans pour que je ne signale pas encore quelques-unes de leurs plus funestes conséquences. L’esprit processif va se réveiller et se développer en proportion de la multiplication des tribunaux qu’une fausse idée de décentralisation met davantage à portée des plaideurs. Dans les campagnes, le rôle diminué qui est fait aux notaires, jusque-là conseils et confidens des familles, maintenant réduits, ou peu s’en faut, au rôle de simples scribes par la moindre autorité qui s’attache désormais aux actes dressés par eux, ouvre la lice à des concurrens au rabais, sans expérience ni moralité, qui exploiteront d’autant plus aisément l’innocence des gens simples, que la langue allemande est propice aux obscurités et aux ambiguïtés, que l’appel est indéfiniment admis et comprend trois degrés, et que, par la disparition complète pour un long temps du bienfait, si hautement reconnu en Alsace-Lorraine, où les procès étaient devenus rares, d’une jurisprudence solidement assise et nettement établie, il n’est pas si mince question qui ne redevienne pour la mauvaise foi une source intarissable de contestations.

C’est dans des circonstances semblables qu’au XVe siècle, le roi Louis XI déplorait qu’en l’absence d’un droit certain, les gens d’affaires pussent se livrer « sans frein et sans contrôle à toutes les pilleries. » Tel est en effet, tout le fait prévoir, — et, signe caractéristique, ce sont surtout les juges allemands établis dans le pays qui l’appréhendent et le déplorent, — l’avenir que la nouvelle organisation promet à l’Alsace-Lorraine. Le salutaire contrôle remis par la loi française au ministère public a cessé de s’exercer ; ce sont les parties elles-mêmes et non le juge qui dirigent la procédure ; les questions de compétence sont, par l’introduction de procédures spéciales, devenues d’une complication singulière ; il n’existe plus rien de cette exacte symétrie et de cette sage ordonnance qui introduisent dans les institutions un si grand élément de clarté, et dans cet épais fourré les arrangeurs d’affaires pourront braconner à leur aise aux dépens des gens naïfs et de bonne foi. Le seul frein que, dans sa sagesse, le législateur ait imaginé de