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L’ALSACE-LORRAINE ET L’EMPIRE GERMANIQUE.

vulgaire question du pot-au-feu qui chaque jour renaît dans chaque ménage, que c’en serait assez pour entretenir l’antipathie contre un régime qui a rendu l’argent si rare et les charges si lourdes, et pour faire regretter le temps où il restait toujours de quoi acheter des rubans à la fille ou des provisions à la mère. Maintenant, plus rien qui égaie l’existence ; partout le dégoût ou la lassitude du présent, l’appréhension du lendemain, et le trouble porté jusque dans les saintes joies de la famille par les mesures inexorables qui ont été prises contre les optans et la précipitation avec laquelle la loi militaire allemande a été appliquée dans toute sa rigueur en Alsace-Lorraine, quelques mois à peine après la conclusion de la paix. C’est pour cela, c’est parce que le premier acte de la sentimentale Allemagne, qui prétendait hypocritement au monopole des vertus domestiques et du culte de la famille, a été de disperser et de diviser les familles et de jeter trouble et misère dans les foyers, que les femmes sont en effet devenues, pour le succès de sa politique, un obstacle dont il lui sera bien difficile d’avoir raison. Ce sont elles qui, par ces mille petits moyens dont elles ont le secret, ne permettent pas à la population masculine de s’assoupir dans la résignation au fait accompli ; ce sont elles qui se refusent à toutes relations sociales entre conquérans et conquis ; ce sont surtout les mères et les sœurs qui poussent chaque année tant de jeunes gens, enfans hier encore, à se soustraire, au prix d’un long exil, à la nécessité de revêtir l’uniforme prussien.

Dans notre précédent article[1], nous avons donné les chiffres des opérations du recrutement en Alsace-Lorraine, de 1872 à 1876 ; en voici quelques autres plus récens, qui montrent qu’à cet égard, les générations se suivent et se ressemblent. En 1878, sur 40 833 jeunes gens faisant partie de la classe (nés en 1858, ils n’avaient que douze ans lors de la cession de l’Alsace-Lorraine), 4 822 seulement ont comparu devant l’autorité militaire, 9 580 ne se sont pas présentés, 3 981 ont été condamnés par contumace pour avoir émigré sans permis, 1 758 se trouvaient sous le coup de poursuites judiciaires pour le même motif, et enfin 4 241 autres avaient si bien disparu que la police en a perdu toute trace. Pour 1879, il en est de même : sur 40 874 appelés, le nombre des recrues dont le séjour est resté inconnu s’élevait à 10 101 ; 3 869 jeunes gens avaient émigré sans autorisation et 4 628 hommes seulement ont pu être incorporés. Et même parmi ces derniers, combien n’en est-il pas qui ne renoncent à fuir que pour ne pas ruiner leurs familles par les amendes qui sont la peine de l’insoumission ? On a fait dernièrement une découverte originale. Dans les écoles professionnelles et d’arts et métiers, fréquentées par des jeunes gens de seize à vingt ans, l’étude des

  1. Note Wikisource : voir la note [1] ci-dessus