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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/806

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délaissée dès le lendemain par un époux qui l’avait prise en horreur par esprit de contradiction, à la fois veuve et mariée, sans autre appui, sans autre exemple sous les yeux que la maréchale sa grand’mère, la duchesse de Lauzun n’en demeura pas moins toute sa vie un joli petit oiseau à l’air effarouché, comme l’appelait Mme du Deffand, et elle conserva jusqu’au jour où elle monta bravement sur l’échafaud l’air de douceur et de timidité virginale qui charmait Rousseau. « Elle avait, a dit d’elle la vicomtesse de Noailles, la faiblesse d’adorer son mari, mais la dignité de le cacher à tout le monde, » et comme Mme de Bonneval (une Biron aussi celle-là, mais par le sang), elle offre à l’imagination le plus séduisant modèle de ces exquises et nobles femmes qui, unies à un être indigne d’elles, apportent la passion dans le devoir, le roman dans la fidélité, et mourraient, s’il en était besoin, aux pieds de leur idole.

Mme Necker s’était sentie entraînée vers la duchesse de Lauzun par un sentiment que Mme Geoffrin aurait peut-être encore taxé d’engouement, mais qui était assurément bien justifié. Pour la première fois peut-être depuis qu’elle avait quitté son pays natal, elle se trouvait en relation intime avec une personne dont l’âme pure et tendre exhalait ce parfum d’honnêteté qui, chez une femme, demeurera toujours, quoi qu’on en dise, la première des séductions. Lorsqu’elle voulait donner une idée des perfections de son amie : « Les portraits d’imagination, disait-elle, sont les seuls qui lui ressemblent. » Ce portrait. Mme Necker essaya cependant un jour de l’écrire, et bien qu’il ait été déjà publié, mes lecteurs me pardonneront d’en rassembler les principaux traits et de les retenir ainsi quelques instans de plus en si charmante compagnie.


PORTRAIT D’ÉMILIE.

Heureuses les femmes qui ont su cacher longtemps leurs mérites par la simplicité et la modestie, et qui ont appris leur secret aux autres avant de le savoir elles-mêmes ! Heureuses celles qui ont su se faire aimer avant de faire naître l’envie et qui ont jugé de bonne heure que l’exemple donné en silence est le plus utile de tous ! La grande considération dont jouit Émilie dans un âge encore tendre n’est pas due à la seule vertu ; car on trouve des femmes très honnêtes et qui remplissent même des devoirs austères, sans qu’elles aient obtenu cette fleur de réputation que possède Émilie. C’est donc à une pureté intérieure, c’est au caractère de ses pensées qui se peint dans tous ses discours, dans tous ses mouvemens et dont sa physionomie est l’image qu’elle doit l’estime et les égards dont elle est entourée. Cette âme