Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/812

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

connoitre parce qu’on m’a donné auprès d’eux la réputation d’un bel esprit qui n’aimoit point les beaux esprits. Cela leur paroit une rareté digne de curiosité. Eh bien, j’ai été assez sotte pour faire cette connoissance, et quand je m’interroge pourquoi, je rougis de découvrir que c’est la honte de l’ennui et que je suis souvent aussi imbécile que Gribouille, qui se jette dans l’eau de peur de la pluie.


L’ennui, cet inexorable ennui que la pauvre marquise promenait non point par les mers, comme Byron et les grands ennuyés de notre siècle, mais par les salons, et qu’elle craignait de rencontrer encore dans les lieux où elle allait pour le fuir, un instant elle crut que la société des Necker l’aiderait à y échapper. En effet, les deux seules lettres de la main de Mme du Deffand (ou plutôt de celle de Wiart, son secrétaire) que j’aie trouvées dans les papiers de Mme Necker, témoignent du goût très vif que lui avait inspiré d’abord le ménage. La première n’est, à vrai dire, qu’un simple billet d’invitation adressé à M. Necker, mais très aimable et très empressé :


Ce mercredy à huit heures.

On ne peut être plus contrarié que je le fus hier ; je prévis vos excuses et vous eûtes tort ; à neuf heures et demie il ne resta plus chez moy que Mme de Mirepoix, M. et Mme de Beauvau, et mon évêque ; nous vous regretames beaucoup, et moy je ne me console pas de n’avoir point eu l’honneur de voir Mme Neckre ; je compte sur vous demain jeudy ; si Mme Necker vouloit venir un peu de bonne heure, c’est-à-dire sur les six ou sept heures, elle ne trouveroit personne. Je la prie de croire ainsy que vous, que tout ce qui me prive de vous voir l’un et l’autre me déplait infiniment.


La seconde, qui est plus intéressante, fut écrite par Mme du Deffand à Mme Necker à la suite d’une discussion qui s’était élevée entre elles sur le point de savoir si nos premiers jugemens sur les personnes, quand ils sont justes, nous sont dictés par la connaissance des convenances du monde ou par un instinct irréfléchi. Mme du Deffand tenait naturellement pour l’instinct. Mme Necker pour les convenances, et leur altercation fut assez vive pour que Mme du Deffand jugeât nécessaire d’adresser le lendemain à Mme Necker la lettre suivante :


J’ay réfléchis, madame, sur notre dernière conversation ; je crains qu’elle n’ayt pas été de votre goût ; la vivacité que j’y ay apportée passa les bornes des convenances. Je me flate que vous avés démélée que la cause en étoit le peu d’habitude que j’ay pour les discussions, et peut-être