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frivole même qu’il est impossible de prendre au sérieux le motif allégué par Mme de Marchais. Celle-ci avait convié un jour la maréchale de Luxembourg, le comte et la comtesse de Broglie (ce qui était un peu hardi pour la femme d’un valet de chambre du roi) à la lecture de vers que devait faire entendre chez elle un obscur poète du nom de Rocher. Mme Necker devait naturellement être de la partie ; mais comme elle se trouvait également invitée chez Mme Saurin à une lecture de La Harpe et comme elle avait déjà entendu les vers de Rocher, elle crut qu’elle pouvait arriver en retard d’une heure. Malheureusement Rocher, qu’elle rencontra chez

M. Saurin, crut pouvoir n’arriver qu’avec elle, ce qui fit attendre fort longtemps les nobles invitées de Mme de Marchais, à son grand déplaisir. Aussi quand Mme Necker entra dans son salon, elle lui tourna le dos, et le lendemain, à une lettre que Mme Necker lui écrivit pour lui témoigner ses regrets, elle répondit avec beaucoup d’acrimonie : « Ces grandes dames ne sont point de notre société ; on les assemble dans le dessein de leur plaire en les amusant. L’objet est-il rempli quand, ayant bien voulu devancer l’heure convenue par tout le monde, on les fait attendre près d’une heure et demie toutes seules ? »

Malgré tous les efforts de Mme Necker, la querelle s’envenima au point que les deux amies en vinrent à une rupture absolue, et que Mme de Marchais renvoya ses lettres à Mme Necker. Le petit tort de société dont Mme Necker avait pu se rendre involontairement coupable vis-à-vis de son amie était trop léger pour donner naissance à un ressentiment d’une vivacité pareille. Aussi Mme de Marchais laissait-elle échapper son véritable grief lorsque, dans les lettres échangées avec Mme Necker, elle lui disait « que les grandes dames l’avaient dégoûtée de l’amitié. » La vanité de Mme de Marchais avait été blessée de ce que ces grandes dames, qui n’étaient point de sa société, avaient fini par admettre familièrement Mme Necker dans la leur. Avec toute son habileté, son esprit, sa souplesse, elle n’avait pu s’élever au-dessus de ce rang un peu subalterne où la plaçait Mme de La Ferté-Imbault, tandis que, par l’estime qu’elle inspirait, par la sûreté de ses relations, par la dignité de sa conduite. Mme Necker avait su peu à peu s’ouvrir l’accès de la meilleure compagnie dont la porte n’avait fait que s’entrebâiller pour Mme de Marchais. Il n’en avait pas fallu davantage pour amasser dans cette âme mesquine des flots de rancune qu’une goutte d’eau fit déborder ; mais ce petit incident rendit à Mme Necker le service de la débarrasser d’une amie qui avait au début trompé sa candeur et qui n’était point faite pour elle.