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employés pour les consolider, comme c’est le cas pour la plupart des chapiteaux du Palais ducal, et pour la superbe galerie trilobée qui porte la salle du scrutin et celle du grand conseil. Mais si on est forcé de les remplacer, c’en est fait de l’harmonie générale, et il faut se résoudre à accepter ces taches qui, peu à peu, se fondront dans l’ensemble, et, à leur tour, recevront une patine nouvelle. Il est certain pourtant qu’on ne trouvera presque jamais l’équivalent des matériaux précieux employés par les ancêtres. En Italie comme partout en Europe, et malheureusement plus que partout, il y a des nécessités imposées par les budgets. Nous ne sommes plus au temps où, dans un élan de foi sublime, le chapitre du Dôme de Florence, celui de Pavie ou les grandes associations du moyen âge, avant de demander le projet d’un monument à l’architecte, lui posaient d’abord pour programme de surpasser tout ce qu’on avait vu jusque-là; où les chanoines de Tolède rédigeaient sérieusement cette déclaration : « Faisons croire à la postérité que nous étions fous le jour où nous avons construit une telle merveille. » On ne s’élance plus ainsi, insoucians de l’avenir et pourtant sûrs de lui, posant les bases de constructions formidables et léguant aux âges futurs le soin de les achever. Nous tenons plus à la terre et nous voulons savoir où tout chemin mène; nous avons des bilans, des commissions, des cours des comptes et des conseils municipaux ; et il est loin le temps où un provéditeur, spécialement délégué par les procurateurs de Saint-Marc, montait à bord des galères de la sérénissime pour aller jusqu’en Orient, en Perse et au Tana chercher les marbres rares destinés à la chapelle ducale. Quant au successeur actuel des Selim et des Amurat, il n’a aucune raison, en don de joyeux avènement, ou le jour de la signature d’un traité de commerce, pour offrir au sénat italien trois vaisseaux chargés de colonnes de porphyre, de bas-reliefs et de chapiteaux arrachés aux monumens antiques, comme ce fut le cas trois fois dans la suite des siècles.

Le fait n’est donc pas simple, et ce n’est pas le lieu de retracer les cause de la décadence de Venise, les conditions de son existence profondément changées, ce prodigieux musée, voyant un à un les élémens qui le composent se disperser ou se détruire malgré les efforts réels d’une population soucieuse de la gloire des ancêtres, mais écrasée sous le poids des conditions fatales que l’histoire lui a faites. Rien ne lui a manqué, les tristesses de la dernière heure de la république, l’invasion française, les sièges, les bombardemens, la longue compression de l’étranger, la pauvreté publique quand toutes ses sources furent taries, les douleurs sans fin et les difficultés inouïes de la situation le jour où elle retrouvait la libre possession du sol national. Il y a une logique dans tout cela : un