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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/923

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pétitions pour obtenir des puissances européennes l’envoi de navires de guerre dans le port de Mersina. Il y a quelques jours, sultan Mourad avait adressé aux kaïmacams et aux valis des villes d’Asie une lettre officielle, destinée à être lue aux habitans par les crieurs publics, et contenant un appel pressant à la nation ottomane ; elle montrait la foi musulmane menacée de tous côtés par les ennemis de l’islamisme. Une dépêche arrivée à temps a donné contre-ordre et empêché peut-être une explosion de fanatisme qui eût été funeste aux chrétiens.

En faisant la part des exagérations causées par la crainte, on peut se convaincre que les Turcs d’Asie sont arrivés à un haut degré d’exaltation religieuse. Les concessions apparentes faites dans les régions officielles aux exigences de la diplomatie européenne cachent un orgueil musulman peu disposé à s’abaisser, encore intact dans les esprits populaires, et entretenu chaque jour par les prédications du bas clergé. Les finesses des hommes d’état ottomans peuvent à distance causer des illusions; mais l’opinion publique en Turquie trahit souvent son dédain pour des tentatives de réformes qu’elle subit sans les accepter et sans les comprendre. Ces sentimens hautains et cette confiance inaltérable dans l’islamisme reposent d’ailleurs sur une ignorance presque systématique de ce qui se passe en Europe. Un Turc appartenant à la classe aisée nous disait : « Le roi d’Angleterre est un bon vassal; au premier appel du sultan, il a envoyé ses vaisseaux à Bésika. » Un journal de Constantinople, le Vakit, se faisait l’écho de ces sentimens populaires en disant : « L’Europe, au lieu de tenir compte aux Turcs de cet effort d’initiation à ses habitudes, continue à les regarder comme des barbares. Nous le redeviendrons, nous dépouillerons le vieil homme, et l’on verra en nous les enfans de l’Islam. Nous prendrons les armes tous, l’enfant de treize ans comme le vieillard de soixante-dix ans. Et comme nous avons fait face à tous il y a cinq siècles, ainsi ferons-nous encore. »

Quel que soit l’avenir réservé à l’empire ottoman, l’esprit de la vieille Turquie vivra longtemps encore dans les régions lointaines de l’Asie-Mineure. Le voyageur français Paul Lucas, qui visita la Turquie d’Asie au XVIIe siècle, raconte la légende de la grotte des sept dormans, qu’il vit près de Tarsous. Chrétiens et musulmans viennent en pèlerinage à cette grotte, où sept frères restèrent endormis pendant de longues années. En quittant Tarsous et Mersina et en voyant du pont du bateau disparaître la côte cilicienne et la silhouette bleue du Taurus, on songe que les habitans de ces belles contrées sont, eux aussi, endormis dans leur passé aussi profondément que les sept frères de la légende.


MAXIME COLLIGNON.