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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/100

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la géographie de la pampa au sud des provinces de San Luis et de Mendoza. Il se montrait préoccupé de justifier après coup les faveurs que lui avait prodiguées la fortune, et mûrissait un plan dont il se sentait appelé un jour ou l’autre à diriger l’exécution. Quand il succéda au docteur Alsina, il ne reçut donc pas à l’improviste ce lourd héritage, et son siège, comme on dit, était fait. Très peu de jours après avoir pris possession du portefeuille de la guerre, il soumettait aux chambres un projet de loi qui ne visait à rien moins qu’à réaliser l’aspiration traditionnelle de tous les gouvernemens de la Plata, depuis les vice-rois espagnols, à faire mieux que de résoudre, à supprimer la question indienne, en un mot à occuper sur-le-champ les bords du Rio-Negro.

On avait beau, depuis quelque temps, en être venu à ne s’étonner de rien de ce qui se passait d’extraordinaire et d’heureux à la frontière, un projet aussi radical présenté sans préparation ne laissa pas de faire faire aux gens un haut-le-corps de surprise et d’inquiétude. L’exposé des motifs, très sobre sur les détails militaires, évaluait la surface du territoire à conquérir entre les Andes, le Rio-Negro et la mer, à 15,000 lieues carrées[1]. Elles étaient habitées par des tribus nomades, fort découragées et endommagées depuis les derniers événemens, mais présentant encore un effectif respectable, douze ou quinze mille âmes, dispersées un peu partout sur cette immense surface. Il était clair que, dans cette battue décisive, il fallait prendre ou rejeter de l’autre côté du Rio-Negro jusqu’au dernier de ces malheureux, car un seul groupe de fugitifs resté en dedans des nouvelles lignes suffisait pour compromettre la sécurité de la zone tout entière, et même, une fois les cantonnemens des troupes transportés à 2 ou 3 degrés au sud, celle des établissemens aujourd’hui couverts par elles. Avait-on assez de soldats, connaissait-on assez à fond la pampa pour répondre que personne n’échapperait au coup de filet préparé?

Ce n’est pas tout : en supposant un si vaste espace rigoureusement purgé d’Indiens, ne serait-il pas bientôt parcouru par des bandes de maraudeurs de race blanche, ou plutôt mêlée, déserteurs de l’armée de ligne, gauchos en rupture de civilisation, réfractaires de toute sorte que le désert attire et accueille, qui ont pour lui, à l’égal des Indiens eux-mêmes, des affinités si décidées qu’on dirait qu’il les engendre spontanément, comme les jungles produisent le tigre et les environs des ranchos abandonnés la ciguë? La surveillance de ces hôtes incommodes, s’ils s’implantaient dans les nouveaux territoires dont on devenait responsable en en prenant officiellement possession et en y attirant, sous la garantie de l’état, les capitaux

  1. Il est question ici de lieues espagnoles de cinq kilomètres environ.