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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/102

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cette hésitation se manifesta par l’addition à la loi de cette clause singulière, qu’il était bien entendu que l’occupation du Rio-Negro ne s’effectuerait qu’après avoir chassé les Indiens de la zone intermédiaire. Traduite littéralement en langue militaire, une telle clause n’eût été que la constatation de cette vérité, vraiment trop évidente, qu’il ne fallait pas placer les troupes en l’air, avec leur avant-garde faisant face à la Patagonie, c’est-à-dire au vide, avec l’ennemi campé sur leur arrière-garde et maître de leur ligne de communications ; mais en langue parlementaire, elle indiquait que la chambre éprouvait des doutes sur le prompt succès des opérations préliminaires, dont l’occupation du Rio-Negro devait être le couronnement, et qu’elle se réservait de rester juge de l’opportunité du changement de frontière. Avec ou sans réticences, c’était pour le général Roca l’autorisation d’aller de l’avant, et il ne demandait pas autre chose. Dans le public, ce sentiment de défiance se manifesta d’une manière plus significative et plus gênante. Les terres encore occupées par les sauvages et mises en vente pour subvenir aux frais de la compagnie destinée à les déloger trouvèrent fort peu d’acheteurs. Les conditions de la souscriptions étaient pourtant des plus libérales, 2,000 francs la lieue, soit 80 francs le kilomètre carré, payables par à-comptes. On vit rarement pour de petits rentiers occasion aussi propice de devenir grands propriétaires à peu de frais. Eh bien, les petits rentiers aussi bien que les capitalistes se tinrent sur la défensive. Ils trouvaient que le gouvernement vendait la peau de l’ours avant de l’avoir abattu.

Les préparatifs de l’expédition allaient pourtant leur train. La première chose à faire était de déterminer, non plus au jugé, mais par des mesures précises, la configuration de cette pampa, objet de tant de discussions où tout le monde restait vainqueur, car personne ne pouvait prouver son dire. Cette obligation se conciliait à merveille avec la nécessité non moins sentie de ne pas laisser souffler les Indiens, dont on connaissait l’effroyable dénûment, d’achever de les épuiser par une poursuite incessante, d’en avoir ainsi raison jusqu’au dernier, ce qui formait la première partie du programme. Depuis les Andes jusqu’à la mer, les colonnes s’ébranlèrent, chacune pourvue de son ingénieur, chacune courant sur la tribu qu’elle avait en face d’elle. Une fois cette tribu culbutée, on s’installait dans sa tolderia, et on faisait rayonner de là des détachemens bien montés qui, se subdivisant eux-mêmes, battaient l’estrade en tous sens jusqu’à venir donner la main aux détachemens des colonnes de droite et de gauche. Après quatre ou cinq années de ce régime, quand les troupes rentrèrent pour délasser leurs chevaux, il ne restait plus guère d’Indiens, ceux qui restaient étaient affolés de terreur, nous connaissions le désert sur le