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sauva que les éclaireurs, qui se gardèrent bien de repasser par leur domicile, et Catriel, parti en même temps qu’eux le matin avec quelques intimes, mais dans une direction opposée.

Le commandant Vintter avait envoyé chercher en toute hâte au fort un troupeau de moutons, et quand la tribu prisonnière arriva, fidèle à son programme, il en remit le commandement à Marceline en lui disant simplement : « — Puisque nous voilà tous d’accord, et que nous revenons ensemble au Fuerte Argentino, mets-toi donc à la tête de ton monde, qui ne m’a pas l’air, depuis qu’il voit des vivres, d’avoir envie de s’en aller. — Je vous le jure bien! » se hâta de dire l’interprète. Marcelino salua gravement, sortit d’un bissac qu’une de ses femmes avait religieusement apporté, une chemise blanche, un veston noir, un beau poncho indien et des bottes montantes, se dépouilla des misérables cuirs de lièvre cousus avec des tendons d’autruche qui lui servaient de vêtemens et de coiffure, et fièrement campé sur une selle aux étriers d’argent, maniant son cheval avec une bride ruisselante d’argent, il apparut au milieu des siens, donnant des ordres comme un empereur. Il va sans dire qu’il dépêcha un courrier à son frère Juan-José pour lui annoncer que la politique argentine avait subi une évolution heureuse, qu’il n’avait qu’à faire sa soumission, que le tour était joué et que les jours de bombance de l’Azul étaient revenus. Ces pauvres Indiens en étaient tous convaincus en retrouvant revêtu de la dignité des attributs dynastiques un chef que, le sachant pris, ils avaient pleuré comme mort, en entendant les bêlemens plaintifs et depuis longtemps oubliés des bêtes savoureuses qu’on égorgeait de tous côtés à leur intention. Ils célébrèrent l’événement par une fête moitié musicale, moitié religieuse, religion et musique vraiment primitives. Les femmes se rangèrent sur une seule ligne, debout, les yeux tournés vers le soleil couchant, et entonnèrent une mélopée d’une saveur toute pampéenne. Les hommes étaient à quelques pas, assis en cercle, car les cérémonies même du culte ne les décident pas à prendre une attitude gênante, et répondaient à chaque couplet par un grognement rythmé. Marcelino et son état-major dominaient l’assemblée. Les ombres du crépuscule qui enveloppaient peu à peu cette scène, les reflets des feux de bivouac lui prêtaient une majesté hiératique, atténuaient les détails grotesques, et donnaient du caractère aux sordides haillons, à la laideur difforme des vieilles sorcières qui menaient le chœur.

Juan-José Catriel vint se rendre peu de jours après sans conditions au Fuerte-Argentino. Il n’avait pas autre chose à faire après la capture de sa famille et de ses sujets, et s’il tarda quelque temps, c’est qu’une idée profonde avait germé dans sa tête. Il était fort humilié comme ex-potentat, et un peu inquiet en sa qualité de fin