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fixe à des rendez-vous pris à des cent lieues, repartaient, se croisaient, étaient partout. Les forces de quatre frontières, environ deux mille cinq cents hommes, avaient été consacrées à cette pénible besogne de ne pas laisser un lac, une mare, un ruisseau sans les visiter à l’improviste et à chaque instant dans toute l’étendue de la pampa. Elles la couvraient comme d’un filet entre les mailles duquel il était impossible de se glisser. Il n’y avait qu’à fuir à mesure qu’il avançait, à gagner l’ouest, les Andes. Cette partie de la campagne est celle dont la préparation a demandé le plus de travail et dont l’exécution sur le terrain a été la plus méritoire. Elle a mis en lumière d’une façon frappante les solides qualités du soldat argentin, qui n’est jamais plus remarquable que lorsqu’il manque de tout, et l’obstination réfléchie de ses chefs. Aussi a-t-elle été couronnée d’un succès complet. Il fallait qu’il ne restât pas un seul Indien en arrière du Rio-Negro, il n’en est pas resté un seul. Des deux chefs de quelque importance qui ont réussi à s’évader, l’un, Namuncurà, n’a sauvé que sa personne; le second, Baigorrita, une des fortes lances des Ranqueles, conduisait à travers les plaines arides du Riu-Salado sa famille à califourchon sur des vaches laitières et de vieux bœufs apprivoisés. Des Indiens montés sur des bêtes à cornes, c’est le dernier degré de la désolation. Là était la difficulté, là est le côté solide des opérations entreprises. La translation de la frontière n’a pas été une action de guerre, une conquête de vive force, elle a été la constatation d’un fait.

Le Rio-Negro est la grande route naturelle appelée à desservir un vaste bassin. Les Espagnols ne s’en étaient pas avisés jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. À cette époque, Falkner, Anglais de naissance et membre de la compagnie de Jésus, attira l’attention sur ce magnifique instrument de commerce et de conquête. Dans un livre publié à Londres après de longues excursions dans les terres australes, il donnait à ses compatriotes le conseil et leur indiquait les moyens de s’implanter en Patagonie. Le cabinet de Madrid s’émut et s’empressa de faire sur ces territoires acte de propriétaire. La ville de Patagones fut fondée à l’embouchure du fleuve, et le pilote Villarino fut chargé d’en remonter le cours. Villarino était de cette énergique race de marins de la côte cantabrique aussi têtus que dévoués. Son exploration, qui le brouilla du reste avec le titulaire de la nouvelle intendance de Patagonie, son chef immédiat, et ne lui valut que des amertumes, est un modèle des expéditions de ce genre ; sa relation de voyage, bourrée d’observations précises et d’aperçus judicieux, est encore utile à consulter. Il arriva, malgré mille obstacles, au confluent du Limay et du Nauquen, dont la réunion forme le Rio-Negro, remonta quelque temps le Nauquen, qu’il prit au premier abord pour l’Atuel, se berçant de l’espoir d’ouvrir