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dans sa neuvième année quand sa mère fut répudiée par le tsar et enfermée au couvent de Souzdal; il avait vingt-deux ans quand Pierre se décida à légitimer son union avec sa seconde femme, Catherine Skavronski, en 1711.

Pour comprendre le drame de famille que nous voulons raconter, il est indispensable de faire plus ample connaissance avec ses principaux acteurs.

Il ne devrait pas être besoin de présenter au public une personnalité historique comme celle de Pierre le Grand. Pourtant, si le souverain a donné son nom à plus d’un livre en Occident, l’homme y est encore mal connu, croyons-nous, faute d’avoir été bien regardé dans son cadre. Cela tient au peu de lumières que nous avions jusqu’à ces derniers temps sur la vieille Russie; le moyen âge moscovite n’avait pas trouvé place dans nos histoires classiques, elles ignoraient de parti-pris ce monde barbare, et la Russie ne commençait pour elles qu’à l’arrivée de son réformateur. C’était déjà un bel hommage rendu à Pierre de ne compter avec son pays que du jour où il y parut. L’hommage serait plus complet si, sachant ce qu’il a fait, nous savions avec quoi il l’a fait. L’homme est grand dans la mesure où il crée : mais pour assigner à un créateur sa vraie place, le philosophe s’inquiète plus encore des élémens dont il disposait que du résultat obtenu. Quand Louis XIV fait un grand siècle avec notre grande France et nos grands aïeux, nous saluons en lui un guide intelligent plutôt qu’un créateur. Quand Napoléon construit l’édifice administratif et civil qui nous abrite encore aujourd’hui, il fait preuve d’un merveilleux génie d’ordre plutôt que de création : les matériaux étaient là, bruts et mal assemblés sans doute, mais déjà réunis par la révolution. Pierre, lui, crée de toutes pièces, presque du néant, suivant la leçon divine. A l’étude des élémens informes, réfractaires, d’où il tira en quelques années un grand empire, on est pénétré d’admiration pour cette immense figure; au calcul des résistances, actives ou inertes, dont il dut triompher, on reconnaît que la force d’âme n’eut peut-être jamais une plus haute expression dans l’histoire. Ceux qui sont arrivés, — et n’est-ce pas la leçon de la vie? — à priser entre toutes les qualités de l’âme le don rare et superbe de la volonté, ceux-là avoueront sans peine qu’excepté peut-être ce même Napoléon, nul homme dans les temps modernes n’a jamais plus fortement voulu.

Regardons-y de près. Au déclin du XVIIe siècle, en dehors de cette Europe déjà en possession de son équilibre, organisée, policée, mûre pour la vie moderne, il y a un état immense dans l’espace, insignifiant dans l’histoire. Le monde civilisé l’ignore; on ne sait même comme il faut le nommer, Moscovie ou Russie, Asie ou